D’un commun accord, on décida de s’accorder une nuit de repos, après une première prise de contact avec l’air pur.
Coqdor s’était éloigné en direction des montagnes. Il s’émerveillait toujours devant de nouveaux paysages et en dépit de nombreuses escales dans la galaxie, il éprouvait une étrange émotion à fouler un sol neuf pour lui, à voir se lever des étoiles inconnues sur des horizons vierges.
Naturellement, Alf Zwuod l’accompagnait. L’adolescent semblait se vouer corps et âme à l’homme qui faisait tout pour le sauver et il était devenu son ombre discrète et fidèle.
Ils allaient, sans parler, émus par la beauté de ce qu’ils découvraient. Le sol était rocailleux et les roches, les aiguilles qui émergeaient ça et là, les cailloux même, paraissaient souvent luminescents. Dans les crevasses, on entrevoyait des feux ignorés, cristaux ayant accroché une suprême parcelle de lumière. Sirius descendait derrière les monts et Coqdor voulait escalader un monticule pour entrevoir la splendeur du couchant avant la disparition complète de l’astre.
Il faisait très chaud, bien que ce fût le crépuscule. On devait être en saison d’été, et bientôt le chevalier et son compagnon furent en transpiration bien qu’ils eussent endossé de ces combinaisons d’escale, légères et pratiques, un modèle pour terres chaudes, la garde-robe des hommes de l’espace prévoyant les cas les plus divers.
Râx était bien entendu de la promenade. Tantôt il gambadait sur ses membres bizarres et tantôt il prenait son essor. On voyait sa grande ombre aux ailes membranées tournoyer dans l’azur smaragdin où le ponant jetait des féeries de pourpre.
Ils parlaient peu. La beauté des mondes inédits suffisait à les combler et à chaque pas, ils découvraient quelque splendeur nouvelle. Il en était ainsi partout dans le Cosmos, où les hommes admiraient sans cesse l’incroyable variété de la création, construisant à l’infini avec des éléments de base toujours semblables.
Ils gagnèrent le sommet du monticule et là demeurèrent un long moment à regarder le disque écarlate géant qui s’enfonçait derrière l’horizon, vu de là sous un angle différent. Au loin, vers la lande, la masse globoïde du Faucon brillait encore, joyau technique dans cet écrin de primitive beauté.
Alf, un peu las de la montée, s’étendit à même le sol, accoté à un roc strié de veinules argentées. De là, le regard perdu, il faisait face à la fin du jour et ses yeux mélancoliques devenaient incandescents parce qu’ils reflétaient l’immense Sirius.
Râx, paresseusement, se roulait au sol et finissait par se blottir près du jeune homme qu’il avait adopté. Bruno Coqdor s’éloigna de quelques pas. Il appréciait le merveilleux spectacle. Il goûtait la douceur de l’air. Mais il pensait malgré tout aux choses sérieuses. Il s’orienta et se concentra.
Dressé dans l’air fulgurant d’Aardoo, il semblait quelque dieu mystérieux et superbe, tendu à l’écoute des messages du monde. Et c’était bien un peu cela, car il détectait les Algénibiens afin, dès l’aurore, de guider utilement le petit commando qui irait à la recherche de l’ennemi.
Fermant les paupières, il vit, fugace comme la pensée, l’image d’une sorte de temple aux lignes cubiques, dressé sur une colline émergeant de la forêt. Cela se fondait avec un enchevêtrement de vallées où croissaient des arbustes minuscules, en opposition à l’arborescence des jungles encadrant le temple.
La forêt, il la revit dès qu’il ouvrit les yeux. Elle s’étendait à quelques kilomètres et paraissait fort dense en effet. Mais à l’œil nu, on ne découvrait pas la construction inconnue. Son existence posait d’ailleurs un problème, Aardoo ayant toujours été considérée comme inhabitée.
Par contre, on voyait au moins l’amorce des vallées aux arbres nains. Un canon semblable coupait la chaîne des monts un peu plus loin. Coqdor pensa que c’était là la piste qui leur permettrait de rejoindre le lieu où ceux d’Algénib avaient fait escale.
Il revint lentement. Sirius n’était plus qu’un segment de cercle, un fragment encore éclatant que les monts rongeaient, devenant eux-mêmes d’un mauve accusé qui contrastait.
– Alf ! Lève-toi, paresseux ! Il faut rentrer. Râx ! Viens ici !
Il commença à descendre vers la lande sans se retourner. Il fut surpris de ne pas entendre le pas vif du jeune Sirien, de ne pas découvrir au-dessus de lui le battement soyeux des ailes du pstôr.
– Chevalier ! Chevalier !
Alf l’appelait. Coqdor eut un pressentiment qui lui montra, en un très bref cliché médiumnique, des gemmes éblouissantes qui lui laissèrent une impression de menace.
Il revint sur ses pas. Alf était toujours étendu, face à ce qui restait de Sirius, une ligne de pourpre incandescente. Le fils de Sirius, semblant accroché au sol par les coudes et le dessous des cuisses, se débattait mais ne pouvait se redresser. Près de lui, Râx tentait de s’envoler. Mais il paraissait horriblement gauche car l’aile droite adhérait au sol et le curieux petit démon, ainsi enchaîné, faisait de grotesques et inutiles efforts.
– Dieu du Cosmos ! Qu’est-ce qui se passe ?
D’un regard, il vit que le terrain, en cet endroit était semé de pierres évoquant quelque peu le strass de la Terre. Elles jetaient leurs suprêmes étincelles autour des deux êtres que le terrain paraissait aspirer. Sirius s’effaça et l’irradiation tomba d’un seul coup. Tout se noya de violet au moment où Coqdor arrivait.
– Eh bien, voyons, Alf…!
– Rien à faire… Je suis comme attaché… englué…
Coqdor se baissa, voulut l’aider. Pour une raison inconnue, Alf était retenu solidement. Coqdor avait pensé qu’il était coincé par des fissures du sol. Il n’en était rien, mais les mystérieuses pierres, maintenant ternes, paraissaient faire corps avec Alf, au moins avec sa combinaison.
Râx, lui, étant dépourvu de tout vêtement, était maintenu par le contact direct avec la membrane de l’aile. Coqdor s’en rendit compte très vite mais sans comprendre la raison majeure. Il se pencha, effleura le sol de sa main nue. Sous ses doigts, il sentit insensiblement un frémissement. Les cailloux, au moins certains cailloux, étaient animés d’une vie inconnue. Et Coqdor sentit un léger resserrement, analogue à celui que produit l’actinie, l’anémone des mers, quand le plongeur lui présente son doigt ou sa main.
Le minéral vivait. Il avait l’action lente mais, profitant du repos d’Alf et de Râx, il les avait lentement absorbés. Ou du moins avait tenté de le faire.
Tirant son poignard, Coqdor lutta. Il réussit à dégager un peu Alf, et l’adolescent n’étant plus retenu que d’un côté sortit à son tour l’arme classique des astronautes et, de la lame, travailla à repousser l’assaut des pierres. Pendant ce temps, Coqdor s’occupait de Râx qui sifflait, tantôt de colère contre ce sol insolite et tantôt d’attendrissement en léchant la main ou le visage de Coqdor que cela mettait en colère et qui repoussait le pstôr.
Enfin, le bouledogue-chauve-souris siffla joyeusement et s’envola. Coqdor, le poignard à la main, le regardait s’ébattre dans la nuit qui se constellait glorieusement. Plusieurs petites lunes montaient et, de nouveau, les pierres retrouvaient la lumière, une autre lumière, plus froide et plus étrange.
Mais Coqdor eut l’impression qu’elles le guettaient, toutes vivantes.
Il eut du mal à arracher ses bottes du sol. Il était demeuré quelques instants en place pour dégager Râx et il comprit que l’ennemi s’en était pris à sa personne pendant qu’il luttait pour le pstôr.
Rageusement, il fouilla le sol de son arme, fit sauter des cailloux. Il sentait monter, de tout le paysage, une sourde hostilité latente et il sentit une peur ignorée naître en lui. Jamais il n’avait rencontré pareil adversaire au cours de ses randonnées interplanétaires. Il saisit Alf par le bras et siffla Râx.
– Viens vite ! Il faut regagner le Faucon.
Déjà il était tard et on pouvait s’inquiéter de leur absence. Le pstôr se remit à tournoyer autour d’eux. Alf, tout de suite, s’écria :
– Mais, Chevalier… Où sommes-nous ? Ce n’était pas comme ça tout à l’heure. Regardez ! Ces rocs… Et là, cette aiguille…
– Comètes et météores ! Jura Coqdor. On dirait en effet que tout cela vient de pousser spontanément. Le diable est sur cette planète et déplace les rochers comme les cailloux…
C’était vrai. En très peu de temps, dès le crépuscule, alors que le chevalier de la Terre essayait de sauver l’adolescent et le pstôr, l’aspect du paysage s’était modifié. On ne voyait vraiment plus par où regagner la plaine. Sous les lunes qui irradiaient de plus en plus, dansant un singulier ballet dans le ciel d’Aardoo, un décor nouveau, totalement différent de l’original, s’était créé.
Il y a peu d’exemples de minéraux vivants à travers la galaxie. Pourtant, Coqdor savait que l’on connaît des rocs énormes qui se déplacent sur un rythme très lent, laissant dans le sable un sillage attestant leurs évolutions. Ceci sur la planète Terre, dans les déserts du Nevada (Authentique).
Sans doute était-on devant un phénomène analogue, mais les pierres d’Aardoo possédaient un métabolisme bien plus rapide. Maintenant, à chaque pas, Coqdor et Alf Zwuod sentaient l’étreinte fugace de ces pierres du chemin qui cherchaient à adhérer à leurs bottes. Ils virent Râx, se posant capricieusement sur un rocher, un des nouveaux rocs venus on ne savait d’où, qui sifflait de colère, se sentant pris sans doute et s’envolait après un effort.
– Il ne faut pas s’attarder sur un pareil terrain. En une demi-heure il devient quasi impossible de se dégager. Vite ! Nous allons quitter cette montagne maudite.
Pour retrouver son chemin, il dut faire effort en lui-même. Mais il voyait des paysages semblables à celui qu’il découvrait avec ses propres yeux.
– Tant pis ! Viens ! On se débrouillera…
Ils se hâtèrent, ils coururent. Certes, on ne pouvait saisir à vue d’œil les évolutions du minéral, mais il semblait sans cesse que le décor changeât, comme dans un théâtre de cauchemar.
Haletants, hallucinés, enveloppés par la sourde hostilité ambiante, les deux hommes se hâtèrent, courant à travers les rochers qui, tous, se dressaient telles des sentinelles menaçantes. Ils perdirent ainsi une heure ou deux. Aucun animal ne paraissait, la gent vivante devant fuir ces contrées infernales où ne courait pas même un insecte, où ne poussait — Coqdor l’avait noté — aucun brin d’herbe.
Maintenant, ils savaient reconnaître les pierres magiques à leur brillance inquiétante, et ils évitaient les rocs de cette nature, les terrains où les cailloux méchants abondaient.
Enfin, ils s’orientèrent et retrouvèrent la lande. Le Faucon, devant eux, brillait sous les lunes.
Mais en approchant, ils constatèrent — ce à quoi nul n’avait pris garde à l’atterrissage — que le petit astronef semblait reposer sur un sol où d’innombrables gemmes ennemies s’accumulaient. Il était hors de doute que tous les cailloux insolites de la lande avaient cheminé imperceptiblement et, depuis trois heures qu’on avait fait escale, venaient à l’assaut du navire spatial.
Sous les clartés diverses des lunes d’Aardoo, on voyait nettement les cristaux qui assaillaient le Faucon.
Alf et Coqdor, flanqués de Râx, arrivèrent, pataugeant dans la masse caillouteuse qui engluait spontanément leurs pas et dont ils devaient s’arracher avec des efforts rageurs. Coqdor cria à tout l’équipage :
– Alerte ! On nous attaque !
CHAPITRE II
Toute la nuit, ils durent lutter contre l’envahisseur.
Un véritable conglomérat de pierres s’était insensiblement accumulé autour des étais métalliques qui soutenaient le globoïde lors des atterrissages et se repliaient dans la carène dès l’envol.
Les bases étaient totalement recouvertes des pierres brillantes, qui prenaient une étrange luminescence sous les multiples lunes. À bord, nul ne s’en était avisé et le matelot de garde, décontenancé, affirmait n’avoir rien aperçu d’anormal, hormis quelques oiseaux d’un type inconnu qui avaient traversé le ciel au moment du coucher de Sirius.
On se hâta donc de dégager les étais. Tous s’y mirent, avec ce qui leur tombait sous la main, couteaux, ciseaux à froid, poignards, pics. Il fallait faire sauter les pierres vivantes, les rejeter, souvent les arracher au sol avec lequel elles faisaient bloc. De plus, elles adhéraient entre elles, ce qui formait le conglomérat qui, petit à petit, eût soudé l’astronef au sol d’Aardoo si on n’y eût pris garde.
Le docteur Stewe s’était empressé de récupérer quelques-unes de ces pierres et, avec les moyens scientifiques réduits mais efficaces que chaque navire spatial emportait à son bord, il cherchait à les analyser.
– Étrange… put-il dire un peu plus tard. C’est du minerai, incontestablement. Mais, dans son métabolisme, on trouve des symptômes de vie. Cela ne pense peut-être pas, mais on y trouve une armature plus sensible qui évoque un système nerveux… Un système nerveux de schiste ou d’un minéral analogue… Dans un caillou dur comme du silex et plus encore, cette pierre plus tendre tiendrait donc ce rôle moteur… Un cerveau de roc…
Toujours est-il que les pierres luisantes avaient tenté l’assaut du Faucon, c’était indéniable. Il fallut trois heures pour briser cette vague apparemment immobile qui formait gangue autour des organes métalliques du globoïde.
Il faisait très chaud, bien que ce fût la pleine nuit. Ils songèrent à aller s’étendre sur les couchettes après avoir pris un peu de thé ou de whisky, selon les goûts.
Mais à peine Muscat, Coqdor et les autres songeaient-ils à dormir que Jmao, qui prenait son tour de garde comme les autres, lança une nouvelle alarme.
Xola, qui ne quittait pas Imris et partageait avec elle une cabine particulière, fut affolée. Tous se hâtèrent.
Ils trouvèrent l’homme de Pyr comme halluciné sous les lunes. Tenant à la main une carabine thermique et brandissant un fanal à alimentation nucléaire pratiquement inusable, il montrait des rochers se dressant sur la lande et le pinceau lumineux les caressait tour à tour, faisant étinceler les pierres qui les striaient.
– Les rochers… Ils n’étaient pas aux mêmes places… Ils avancent…
– Du calme, lui jeta Robin Muscat, Vous êtes fatigué, Jmao. Êtes-vous sûr…?
– Inspecteur ! Voyez vous-même ! Ici… Le sillon…
Effarés, ils constatèrent que l’époux de Xola ne se trompait pas. Sur le terrain même, on voyait la trace du roc. D’autres offraient de semblables empreintes, montrant bien le chemin parcouru. On se rendit compte alors qu’au premier abord, cela n’était guère apparent mais que finalement on voyait bien que la majorité des roches éparses sur la lande s’étaient dangereusement rapprochées du Faucon et que, petit à petit, elles se préparaient à l’enserrer.
Un frémissement passa dans les rangs des astronautes. Tous à présent, y compris les deux femmes, étaient debout sous la voûte stellaire, dans la douce nuit d’Aardoo. Mais ils comprenaient que ce domaine féerique recelait des dangers inconnus et redoutables.
Matelots et capitaine, et tous les passagers, se mirent aussitôt à l’œuvre. Stewe était formel. Les pierres possédaient un soupçon de vie organique et il était un fait indéniable : elles se mouvaient à une allure minérale inconnue dans la galaxie.
Il importait donc d’éviter l’encerclement. En principe, sans les observations de Jmao, on pouvait admettre que, au lever du jour (la nuit d’Aardoo semblant durer une quinzaine d’heures) les rochers eussent atteint l’astronef.
– Remarquez, disait Stewe, exultant avec toute l’heureuse inconscience du savant qui fait une découverte sensationnelle, que tout cela semble relever d’un plan bien établi. Les petites pierrailles de la lande commencent l’assaut. Elles s’accumulent sur nos bases, les soudent littéralement au sol, immobilisant le navire. Alors, pendant ce temps, plus lentes et plus lourdes, les roches arrivent à leur tour. Et, de leur formidable masse, elles écrasent lentement la coque du Faucon… Voilà qui est admirable ! Ah ! Messieurs ; un minéral pensant…
– Bravo pour votre enthousiasme, docteur, dit Muscat. Mais ne pensez-vous pas qu’il serait bon de détruire, ou tout au moins d’annihiler, ces « admirables » rocs, qui ne nous veulent pas absolument du bien ?
Stewe, revenu de son emballement, reconnut que c’était là la sagesse. On constatait que les pierres, rejetées à la main ou avec un instrument, cherchaient l’adhésion en permanence et que la paroi rocheuse paraissait munie d’invisibles ventouses que le microscope de Stewe n’avait point décelées. On les taillait, on les brisait. On n’obtenait aucune réaction bien que, instinctivement, chacun eût pensé voir palpiter cette « chair de pierre », ainsi que le disait Coqdor.
– Pourtant, elles vivent ! Assurait Stewe. Essayons du chalumeau…
Cette fois, le résultat fut satisfaisant. On vit nettement que les pierres soumises à l’action d’un chalumeau commençaient à se désagréger les unes des autres, voire à prendre — très lentement — le large.
Le résultat fut tout aussi probant, quoique moins spectaculaire, contre les grands rochers ambulants. Eux aussi commencèrent à s’écarter. Stewe regrettait que Sirius ne fût pas levé. Sous les lunes, il ne pouvait évaluer la couleur des rocs et pensait qu’elle devait se modifier sous le feu du chalumeau.
On mit en action tous les éléments possibles, surtout les pistolets thermiques, au feu inframauve. On détruisait ainsi quantité de rochers. C’était la suppression pure et simple, mais Stewe suggéra de ne point les « tuer » tous.
– Laissons-en quelques-uns. S’ils « vivent » vraiment, il faut qu’ils puissent communiquer avec toutes les autres pierres sensibles de la planète et donner l’alerte. Alors, ce sera la panique, la débandade générale.
– Ou le regroupement des forces pour un nouvel assaut. Et cette fois, nous aurons des montagnes entières sur le dos, objecta Robin Muscat qui n’était pas toujours d’accord avec son vieil ami Stewe, en dépit des aventures qu’ils avaient dès longtemps vécues ensemble (Voir : « Les foudroyants »).
Stewe jeta à l’inspecteur un regard aigu et ne répondit pas. Mais Coqdor proposa de laisser debout un seul roc, pour voir son comportement.
Tous les autres furent donc détruits avec l’inframauve. Les cailloux furent balayés par le même élément, dès qu’on les eut arrachés de la base du navire.
Un seul grand roc demeura, dernier vestige de l’armée minérale qui avait voulu broyer le Faucon. Quand les premiers feux de Sirius embrasèrent l’horizon, à ce qui correspondait à l’orient de la planète patrie, on vit nettement qu’il fuyait. Un sillon bien net était creusé dans le sol, montrant sa venue, puis le crochet qu’il avait exécuté dans la nuit, alors que se poursuivait le massacre de ses congénères.
Il était déjà à cent mètres de l’astronef et il disparut lentement derrière un mouvement de terrain alors que le jour se levait.
Déjà, un commando s’apprêtait à quitter l’astronef.
Coqdor, naturellement, en avait pris la tête, avec Robin Muscat. Le docteur Stewe n’eût pas donné sa place pour l’Empire de la galaxie. Il brûlait de retrouver l’engin mystérieux de Deggor Tô, de percer les secrets du chronon. Alf Zwuod suivait Coqdor comme une ombre, ce qui en donnait deux au chevalier, toujours flanqué de l’inévitable Râx. Jmao était de l’expédition, ainsi que deux matelots terriens, Laplanche et Wolf, respectivement originaires des deux rives du fleuve Rhin.
Enfin, malgré les larmes de Xola, sanglée dans une combinaison du modèle escale, légère et solide, avec tout l’équipement nécessaire la reine de Pyr était avec eux.
– Ma coquetterie insensée a été le moteur qui a mis tout cela en marche, avait-elle dit. Tant que nous n’aurons pas récupéré l’invention de Deggor Tô pour la neutraliser et l’asservir à des fins pacifiques, je n’aurai pas de repos.
Force avait été de s’incliner et Sirius effleurait à peine l’horizon quand on se mit en marche.
Coqdor n’avait pas besoin de boussole. Son instinct le guidait et, par instants, les yeux clos, il se concentrait quelques secondes, voyait littéralement la voie à prendre.
Il fallait être prudent. Coqdor détectait les Algénibiens qui ne semblaient pas, pour le moment, se décider à prendre l’espace. On devait tout de même se hâter si on voulait les rejoindre ayant leur départ pour Pyr.
D’autre part, Coqdor se méfiait de ce paysage où marchaient les rochers. C’est ainsi que, la veille au soir, il avait été surpris avec Alf Zwuod. L’équipage, à bord du Faucon, veillerait sans cesse en cas d’incursion des pierres brillantes.
On alla sans incident jusqu’aux montagnes. Coqdor, aidé d’Alf, essaya de se repérer. Là encore, ils virent des rochers qu’ils supposèrent vivre de cette vie lente. Ils ne parurent pas bouger cependant, et Stewe émit l’hypothèse que leur mobilité n’existait peut-être qu’entre le crépuscule et l’aube, Alf Zwuod ayant été coincé au sol alors que Sirius mourait avec sa lumière.
Stewe s’enthousiasmait, heureux de pareille découverte. Il avait capturé plusieurs cailloux, qu’il gardait dans son laboratoire du bord. Robin Muscat lui demandait ironiquement comment il nourrirait ses pensionnaires et les moyens qu’il envisageait pour neutraliser pareille ménagerie jusqu’au retour sur la Terre.
– Riez, riez, policier matérialiste, ricanait le savant. Notre découverte est exceptionnelle et je ne voudrais pas quitter Aardoo sans avoir démontré ce que je crois : que la clarté des lunes agit sur les « nerfs moteurs » de ces étranges minéraux et leur permet de se déplacer.
Coqdor croyait reconnaître le terrain de la veille. Alf Zwuod également, mais ils s’étaient trouvés, à la fin du jour, dans un décor modifié ce qui rendait l’orientation difficile. Heureusement, fermant ses yeux d’or vert, Coqdor plongeait en lui-même pour retrouver le fil conducteur.
Imris marchait vaillamment. Cette sexagénaire miraculée par le point captif de Deggor Tô semblait, dans le fourreau assez collant de la combinaison-armure, une belle statue dont la vue eût tourné bien des têtes à travers le Cosmos. Mais cette statue était animée d’une vitalité ardente et elle avançait au même pas que les hommes.
Bruno Coqdor les conduisit vers une vallée taillée dans les monts, où nulle pierre brillante particulière ne se voyait. Il n’y avait que des arbres très courtauds, mais vivaces à en juger par leur feuillage d’un vert rutilant, du plus bel effet. Et au-delà, c’était la forêt, au sein de laquelle s’élevait la construction en ruine où campaient les Algénibiens près de leur soucoupe amarrée.
Examinant les arbustes, Stewe en déduisit que c’était là une forêt en gestation. La nature avait, quelques années d’Aardoo plus tôt, amené ici des germes venant selon toute vraisemblance de la forêt proche. À moins évidemment qu’une main humanoïde ne l’eût fait volontairement, la construction détectée par Coqdor ne pouvant pas être œuvre naturelle.
La sécheresse de la vallée semblait peu compatible avec la fertilité naissante des arbustes. Un peu plus tard, un grondement lointain attira leur attention. Ils finirent par découvrir, à flanc de roc, très haut sur leur droite, une cascade de cent mètres au moins, mais qui se perdait dans un bassin qui échappait à la vue.
Sur la prière d’Imris, Coqdor se concentra.
– Majesté, dit-il, je vois en effet une sorte de grand lac, enchâssé dans la masse rocheuse. La cascade l’alimente et le tout est situé à plus de mille mètres d’altitude en partant du sol de la vallée.
Stewe, intéressé, supposa que des infiltrations devaient se produire et que le sol aride et rocheux pouvait recouvrir, à faible profondeur un terrain perméable où l’humidité venant du lac fécondait les petits arbres.
Ils ne virent guère d’animaux. Encore de grands oiseaux au plumage couleur de feu et, au sol, des bêtes hideuses, des reptiles à plusieurs corps, serpents soudés par le milieu, avec têtes et queues autonomes, qui se déplaçaient en se roulant, selon les saccades de chaque individu. Et les têtes sifflantes se battaient parfois entre elles, formant le plus hideux nœud ophidien de tout le Cosmos.
Stewe eût aimé examiner ces monstres mais Muscat, Imris et Coqdor lui rappelèrent que le sort du monde pouvait être en jeu pour dix minutes de retard.
La reine de Pyr lui promit de l’inviter, quand ils auraient remporté la victoire, et de mettre un astronef à sa disposition pour revenir explorer Aardoo à son aise, les deux planètes étant — de façon relative — des voisines galactiques.
On sortit de la vallée et on se heurta à la forêt. Là, on retrouva les arbres aux feuilles vertes luisant d’écarlate. Mais c’étaient des géants de soixante à quatre-vingts mètres, larges comme les baobabs de la Terre, incroyablement feuillus et donnant asile à des oiseaux multicolores pépiant et jacassant avec entrain, ainsi qu’à de petits mammifères du style félin écailleux dont l’apparition et la disparition immédiate firent frémir le savant Stewe.
Coqdor, boussole vivante, les détourna de la forêt incroyablement dense. Ils la contournèrent, suivant le pied de la chaîne montagneuse. Maintenant, le Faucon devait être amarré à peu près face à eux, derrière le massif. Et au-dessus d’eux, ils voyaient sur le flanc rocheux, à grande altitude, d’immenses reflets bleutés, émanant sans doute du lac incrusté là, et que leurs yeux ne pouvaient atteindre.
Coqdor expliquait la route. On suivrait assez longtemps la lisière de la forêt s’étendant sur les premiers contreforts puis après deux ou trois heures de marche, on s’enfoncerait. Il trouverait une piste à travers la jungle qui mènerait le commando jusqu’aux Algénibiens.
On fit une petite halte sous les ombrages. Sirius montait et la chaleur devenait atroce. Coqdor tança Alf qui, torse nu, jouait avec son ami Râx sous l’astre immense.
– Tu vas prendre un coup de soleil…
– Un coup de Sirius, cria Robin Muscat.
– Râx a envie de courir, Chevalier…
– Alors, mène-le à l’ombre des rochers. Et prends garde qu’ils ne te prennent pas en chasse…
L’adolescent se mit à rire et courut de ce côté, taquinant le pstôr qui tantôt sautait autour de lui, et tantôt volait au-dessus de sa tête ou se posait sur ses épaules, le mordillant en jouant.
Imris, ayant désanglé sa combinaison-armure, était étendue sous un arbre étrange, au feuillage dentelé, aux fleurs évoquant d’immenses pommes de pins dorées qui, en s’ouvrant, laissaient voir des chairs violettes.
Muscat, Stewe et Coqdor, à l’aise eux aussi, entouraient la souveraine et Jmao, qui bavardait à l’écart avec Laplanche et Wolf, revint vers Imris pour lui présenter un étui contenant des cigarettes d’un tabac particulier originaire de Pyr, qu’elle affectionnait, et dont le fidèle serviteur lui avait gardé une provision pour leur randonnée interstellaire.
Comme elle le remerciait d’un sourire et portait la cigarette à ses lèvres, Coqdor s’approcha et lui offrit la flamme de son briquet thermique.
– Merci, Chevalier…
En allumant, elle regardait au loin, vers la montagne. Coqdor la vit pâlir.
– Madame… Qu’avez-vous ?
– Là ! La montagne… Elle s’ouvre !
Tous bondirent sur leurs pieds. C’était vrai ; devant eux, ils voyaient Alf qui se mettait à courir dans leur direction en criant quelque chose qu’ils ne comprenaient pas. Râx, affolé, arrivait en battant de ses ailes immenses, semblant partager la terreur de l’adolescent.
Sept ou huit cents mètres plus haut, une paroi de roc presque droite qui était le mur naturel contenant le lac des hauteurs, se désagrégeait pour une raison inconnue, s’ouvrait, libérant des millions et des millions de mètres cubes d’eau qui roulaient vers la forêt.
Alf courait à perdre haleine. Encore quelques secondes et le torrent arriverait presqu’à lui. Il buta, tomba, se releva, hurla :
– L’eau ! L’eau !…
– Vite, criaient Robin Muscat et Bruno Coqdor, encadrant Imris, tandis que les autres raflaient rapidement tout l’équipement.
Et Stewe, immobile, levant les yeux vers le phénomène insolite, regardait les rocs qui tombaient, donnant passage aux eaux :
– Incompréhensible, gronda le savant. Cette roche est neuve. Elle aurait dû tenir pendant des millénaires. Et ces cailloux qui croulent… Des pierres érodées comme si elles avaient tout d’un coup vieilli de dix mille ans…
Il fallait fuir. Robin Muscat le prit par le bras et l’entraîna.
CHAPITRE III
Coqdor n’avait pas le temps de voir, en concentration intérieure, ce qu’il y avait lieu de faire. Du moins était-il, en dehors de toute médiumnité, un homme d’action capable de réactions immédiates.
Tout de suite, il vit l’effroyable péril. Le terrain, continuant les contreforts, était en déclivité depuis la montagne, et la forêt se trouvant dans une sorte de cuvette serait inondée dans quelques minutes.
– Pas vers la forêt ! Hurla-t-il ; pas vers la forêt !
Un formidable torrent se formait, roulait ces pierres vétustes nées du rocher neuf qui intriguaient tant le docteur Stewe, mais le physicien galopait malgré lui, entraîné par la poigne de son ami Muscat qui, d’autre part, tenait le bras d’Imris.
Jmao était accouru près de sa souveraine. Les deux matelots avaient suivi le mouvement. La voix de Coqdor les éloigna de la forêt. Le chevalier de la Terre leur montrait un monticule assez réduit et aigu, qui se dressait entre la montagne éventrée et le bassin naturel où croissaient les arbres géants. Ils y coururent et Alf Zwuod, de loin, les voyant aller de ce côté, se hâta lui aussi dans cette direction, escorté du vol haché du bouledogue-chauve-souris.
Ils y parvinrent, les uns et les autres, alors que les premiers bouillonnements des eaux dévalant la montagne commençaient à mouiller leurs pieds. Ils étaient encombrés, se trouvant tous en tenue assez légère et ayant raflé rapidement ce qu’ils avaient pu des équipements dont ils s’étaient débarrassés pendant la halte.
Un peu de matériel avait été perdu mais ils se trouvaient tous à l’abri. Ils se hissèrent, s’aidant mutuellement, sur le mamelon. Déjà, Stewe, Coqdor et Muscat, estimant la puissance du torrent et le cours éventuel qui serait le sien, pouvaient supposer que toute cette partie située entre la montagne et la forêt serait envahie par les eaux, mais sur une assez vaste superficie. Cela exclurait par voie de conséquence que le monticule où ils s’installaient soit recouvert. Il dominerait d’une dizaine de mètres.
On était en sûreté, du moins provisoirement, à cent mètres environ de l’orée de la jungle.
Coqdor, le cœur un peu serré, regardait Alf Zwuod qui s’essoufflait à demi nu sous les rayons de Sirius. L’adolescent arrivait enfin, un peu après eux, et le chevalier lui tendit une main secourable pour l’aider à grimper à son tour.
Il était temps. Alf était déjà trempé car il y avait un bon mètre d’eau autour de cet énorme roc. La cascade immense qui se formait crevait la montagne, la fissurait et toute la masse du lac supérieur allait sans doute former un second lac qui envahirait partiellement la jungle, et dont on ne pouvait encore exactement évaluer les dimensions futures.
Tous reprenaient haleine et se perdaient en conjectures sur l’origine de l’avalanche. Stewe, de nouveau, assurait qu’il y avait eu vieillissement spontané de la roche car, normalement, la paroi soutenant le potentiel hydraulique constituant le lac du haut n’aurait pas dû céder.
– À moins, fit remarquer Robin Muscat, qu’il n’y ait eu, par exemple, bombardement, atomique ou non.
– Mais nous n’avons rien remarqué ! s’écria Imris. Nul projectile, nulle explosion…
Les trois hommes se regardèrent, subitement silencieux. Un soupçon passait, une idée germait déjà dans leur esprit.
Râx avait rejoint son maître et lui léchait les mains. Songeur, Coqdor, rassuré sur le compte d’Alf Zwuod, regardait la forêt où les eaux se précipitaient, mouillant à plusieurs mètres la base des troncs et les basses branches sur lesquelles vivait une faune abondante, à peine aperçue par les astronautes et qui, prise de panique, se révélait tout à coup, affolée par le cataclysme.
Les oiseaux étranges prenaient leur vol. Mais on voyait aussi les mammifères squameux et des serpents multiples comme ceux de la vallée aux arbustes, de longs sauriens à tête léonine, barrissant curieusement, de pesants animaux cornus, tenant du rhinocéros et du buffle, avec des yeux phosphorescents, et des êtres simiesques, mais empennés et munis de courts ailerons, sortes de singes-pingouins qui emplissaient l’air de cris suraigus.
Stewe regardait avidement. On avait vu peu d’animaux depuis l’arrivée sur Aardoo et cette jungle inondée révélait subitement une faune richissime. Imris, souriante bien que pâle, appuyée sur le fidèle Jmao qui songeait à Xola sans rien en dire, assura le physicien que sa promesse tenait toujours et qu’il aurait son astronef et sa mission scientifique pour découvrir un peu plus tard ce monde vierge ou soi-disant tel.
Car ils n’étaient plus convaincus, les uns et les autres, de l’absence d’humanité ou du moins d’êtres pensants. Il était évident que la rupture du barrage naturel n’était pas due au hasard.
– S’il y avait eu séisme, disait Stewe, nous en aurions ressenti les effets.
Alf, qui regardait en l’air, tressaillit tout à coup.
– J’ai vu un éclair !
– Hein ? Tu rêves ! Dans ce ciel serein… Une planète de type terrien comme Aardoo offrirait des symptômes orageux, s’il y avait des éclairs.
– Je vous assure, Chevalier ! J’ai vu une lueur verte. Tenez !…
Maintenant, ils avaient tous le nez levé. Et effectivement, ils constatèrent qu’une fugace clarté verte irradiait au-dessus du monticule.
Râx siffla de façon lugubre et s’envola.
Stewe disait entre ses dents :
– Cela me rappelle quelque chose…
Robin Muscat vociféra :
– Oui. Je sais ! Dans le labo ! Le rayon paralysant des Algénibiens… Couchez-vous !
Il les bousculait et, aidé de Jmao, forçait la reine de Pyr à se jeter au sol. Coqdor faisait de même, plaquant Alf près de lui mais, inquiet pour le pstôr, il criait, du sol :
– Râx ! Râx ! Viens ici !
Le monstre tournoyait au-dessus du monticule. Pour la troisième fois le feu vert apparut et, cette fois, sembla toucher le pstôr.
Coqdor étouffa un cri douloureux. Tous avaient vu le phénomène. D’un seul coup, Râx s’était immobilisé, ses grandes ailes membraneuses demeurant figées, à demi déployées, le mouvement ayant été saisi avec une précision de flash. Et, changé en être immobile, comme pétrifié, le pstôr tomba, un peu en avant du monticule, dans les eaux qui grossissaient sans cesse. On le vit, toujours rigide, rouler dans les flots écumeux et il fut emporté vers la forêt.
Ils ne bougeaient ni les ni les autres, mais c’était clair.
– Les Algénibiens…
– Ils nous ont repérés…
– Ils sont là. Ils nous guettent…
Stewe soupira :
– Je me disais aussi…! Seul le rayon du point, inventé par Deggor Tô, pouvait faire vieillir brusquement un flanc de montagne ; et nous venons d’avoir la démonstration aux dépens de ce pauvre Râx de la présence de nos ennemis.
Toujours plaqué au sol, Alf tourna légèrement la tête et éprouva un singulier pincement au cœur en voyant une larme qui perlait au coin de l’œil vert du chevalier Coqdor. L’adolescent, appelé dans son âge mûr normal à tant de crimes, voyait se révéler la tendresse de cet homme supérieur qui pleurait son fidèle compagnon, pourtant un simple animal.
Cependant, on ne pouvait demeurer indéfiniment sur le monticule, et surtout dans cette position incommode. Laplanche, rampant entre les pointes rocheuses, cherchait à voir.
Il souffla :
– Il y a des types dans un arbre. Très haut… Ce grand machin qui ressemble à un palmier, avec des feuilles dorées. Dans la touffe, ils sont deux ou trois…
On les voyait nettement. Vraisemblablement, c’était de ce poste élevé que les pirates d’Algénib maniaient le dangereux appareil et venaient de provoquer l’écroulement de la montagne.
Sans doute ne voulaient-ils pas agir de même contre les astronautes. Et ils les attaquaient au rayon paralysant.
Une voix éclata soudain, empreinte d’un accent bizarre en lequel Coqdor et Wolf, qui avait beaucoup bourlingué à travers les étoiles, identifièrent celui d’Algénib :
– Nous vous voyons. Rendez-vous ou nous vous paralysons !
– Attends, dit Laplanche, je te vois, bonhomme… Il se découvrit un peu et braqua une carabine thermique. Il visait le haut de l’arbre incriminé. Il ne tira pas. Il n’y eut pas d’éclair vert. Mais il n’y eut plus de matelot Laplanche.
Stupéfaits, les astronautes demeurèrent silencieux, comprenant l’horrible chose.
Et Stewe exprima l’opinion générale, qui fit passer sur eux un souffle d’horreur :
– Cette fois, ils se sont servis de l’appareil. Laplanche a été projeté dans son propre avenir et…
– Il a dépassé son temps de vie, râla Jmao, qui connaissait bien le fonctionnement du chronon captif. Il est maintenant dans la mort…
Imris éclata en sanglots.
De nouveau, l’Algénibien, qui devait parler avec un micro spécial, leur cria de se rendre s’ils ne voulaient pas, les uns et les autres, subir le sort du malheureux Laplanche.
Muscat écumait de rage ; son impuissance à combattre l’exaspérait. Le docteur était abattu, la reine pleurait. Wolf et Jmao eussent volontiers donné leur vie pour pouvoir lutter mais Coqdor prononça :
– Pas d’issue. L’eau peut monter encore et de toute façon nous aurons peine à quitter ce monticule.
– Nous pouvons envoyer un message au Faucon, dit Wolf.
– Non ; ce serait le jeter dans la gueule du loup, l’exposer au rayonnement de l’appareil de Deggor Tô…!
Ils frémirent. Les Algénibiens avaient utilisé le terrible engin pour briser une montagne ; ils ne balanceraient pas à projeter le Faucon et son équipage dans un futur où il n’y aurait plus ni astronef ni hommes.
Et Coqdor déclara qu’il fallait se rendre. Plus tard, on aviserait.
Ils discutèrent rapidement. La voix de l’Algénibien se fit menaçante.
Coqdor se décida, se leva, sans arme. Bras croisés, faisant face, il cria :
– Que voulez-vous ?
– Aucun mal si vous êtes raisonnables. Levez-vous tous et ne tentez rien contre nous.
Alf avait eu très peur. Il craignait que les Algénibiens, croyant à un acte désespéré de Coqdor, ne l’expédient dans l’avenir, vers la mort ou au-delà. Il n’en fut rien.
Ils se levèrent donc. Ce fut immédiat. Le rayon vert se manifesta une fois encore.
Un instant après, de la forêt s’éleva un appareil bien reconnaissable : une soucoupe volante, celle qui avait amené les pirates depuis la Terre.
La soucoupe fit du sur place au-dessus du monticule. Un sas s’y manifesta et par l’ouverture, une échelle métallique permit la descente de deux Algénibiens.
Ils ne touchèrent pas les astronautes, tous immobiles, foudroyés pour plusieurs minutes. Ils les encadrèrent seulement, braquant sur eux de petits appareils semblables à des lampes électriques de poche.
Un par un, Imris, Stewe, Muscat, Coqdor, Jmao et Wolf furent enlevés sans câble, sans échelle, sans rien d’apparent. Rigides, silencieux, soumis au rayon paralysant, ils montèrent, propulsés par les champs de force et disparurent les uns après les autres dans le sas de la soucoupe.
Quelqu’un bondit soudain, courut vers les flots.
C’était Alf, qui s’était blotti dans une anfractuosité du roc et avait échappé au rayon. Mais, de l’arbre, l’Algénibien qui maniait l’appareil contenant la particule zéro appuya sur un déclic.
Alf réunissant les mains, allait toucher le torrent. Il fut saisi au vol par l’émission des points et s’annihila.
L’Algénibien, là-haut, eut un ricanement, actionnant machinalement le déclic en arrière.
Et les pirates furent recueillis à leur tour par la soucoupe qui vint raser la cime des arbres.
Trois minutes plus tard, survolant la forêt, l’appareil d’Algénib regagnait sa base sur Aardoo, le voisinage du temple vétuste que Coqdor avait détecté en se concentrant.
Entretemps, l’effet du rayon vert s’estompait. Mais les forbans galactiques avaient pris soin de désarmer et de ligoter les corps pétrifiés qui leur étaient asservis.
Si bien que, les mains enserrées, les pieds entravés de façon à ne pouvoir faire que de petits pas ridicules interdisant toute fuite, les prisonniers, retrouvant leurs sens et cherchant à se libérer de l’ankylose qui les gagnait, ne purent exécuter aucun mouvement utile.
On les fit descendre de la soucoupe, avec des attitudes gauches qui firent rire les Algénibiens. Et on les conduisit à l’intérieur de l’antique construction.
Ils se taisaient. Mais des hommes tels que Muscat et Coqdor ne s’avouaient pas vaincus pour cela. La reine, qui s’était reprise, offrait un visage hautain, fermé. Jmao enrageait de voir sa souveraine ainsi traitée et regrettait qu’on n’eût pas envoyé un message au Faucon. Mais bien entendu, on leur avait enlevé aussi les petits postes individuels de radio.
Avec tristesse, ils se virent entraînés. Stewe, que la passion scientifique n’abandonnait jamais, leva les yeux pour regarder la construction attestant qu’une humanité vivait, ou tout au moins avait vécu, sur Aardoo.
Cela évoquait un jeu de cubes taillés dans une pierre très sombre, évoquant le sang coagulé. Des bas-reliefs grossiers l’ornaient, mais le temps les avait effacés. Il pensa que cet édifice avait plusieurs milliers d’années.
D’ailleurs, il était éventré, fissuré. L’intérieur ne payait guère de mine. Toutefois, on y avait installé d’étranges lampes fluorescentes et on traversa des pièces où un matériel ultra perfectionné contrastait avec les parois lézardées et noirâtres.
Il était hors de doute que les Algénibiens avaient élu là domicile, y installant base provisoire, relais de leurs astronefs. La proximité relative de Pyr, autre planète du système sirien, justifiait ce luxe technique.
Silencieux et mornes, les astronautes furent amenés dans une petite salle où, visiblement, était l’état-major des Algénibiens.
Trois d’entre eux, assis derrière une table tubulaire, examinaient des documents sur plastique, des cartes lumineuses du ciel, ou écoutaient un petit poste de sidéroradio qui émettait dans une langue inconnue.
Ils levèrent la tête quand les hommes de la soucoupe firent entrer les six captifs.
Celui qui occupait le centre était petit et court, avec un visage brique couronné de cheveux blancs taillés très ras. Il se leva et eut un petit salut très sec.
– Reine de Pyr, je vous présente mes hommages. Messieurs les Terriens, je vous salue. Pardonnez à mes matelots, ils avaient des ordres sévères pour vous ramener ici, et cela en respectant vos vies…
– Hypocrite ! Gronda Robin Muscat ; deux d’entre nous ont été annihilés. Qu’osez-vous prétendre ?
– Ne vous fâchez pas (il compulsa ses dossiers et regarda une fiche de plastique où était une photo reliefcolor) inspecteur Robin Muscat. Tout est inutile. Nous disposons de moyens puissants : notre rayon paralysant dont vous aviez déjà essuyé les effets sur Terre, dans cette magnifique capitale qu’est Paris, et aussi certain appareil inventé par un de nos savants, l’illustre renégat Deggor Tô. Nous nous en sommes servis, à notre grand regret, et vos deux compagnons, s’ils avaient été raisonnables, seraient encore en vie.
Il toussota.
– Enfin… dans le temps présent ! Mais nous ignorons encore parfaitement, comme vous-mêmes, le maniement de l’engin et parfois l’émission des points pousse la cible un peu trop loin dans le temps. Ce qui est arrivé.
Il se tut. Les six astronautes montraient, par leurs visages réprobateurs et méprisants, ce qu’ils pensaient du cynique Algénibien.
Ce dernier eut un petit rictus et enchaîna :
– J’ai omis de me présenter, Majesté. Je suis le commodore L’Etx, de la flotte d’Algénib.
– Que nous voulez-vous ? demanda sèchement Imris.
– Rien que de très légitime, Majesté. Récupérer notre bien, l’engin inventé par notre coplanétriote Deggor Tô.
– Il est entre vos mains, et vous venez de commettre deux meurtres grâce à cette invention diabolique. Que souhaitez-vous de plus ?
– Gracieuse souveraine, nous voulons, justement, apprendre à nous servir de cette chose merveilleuse : la particule zéro isolée et asservie par la science de Deggor Tô. Et nous utiliserons l’appareil à bon escient sans risquer de pareils accidents.
– Seul Deggor Tô en connaît le secret, dit Imris sans se départir de son attitude de dignité.
– Et Deggor Tô est dans votre royaume, à Pyr. Nous pourrions aller l’enlever. Mais nous savons que vos techniciens veillent et ont établi un réseau d’ondes qui gêne nos astronefs. De plus, nous sommes pressés. Voici donc notre désir : livrez-nous Deggor Tô. Il travaillera pour nous, c’est-à-dire pour sa planète patrie, pour son système : Algénib. Et nous vous tiendrons quittes.
Il y eut un petit temps. Coqdor sondait l’esprit de L’Etx et constatait qu’il ne mentait pas. Il croyait Deggor Tô encore vivant sur Pyr, ignorant le forfait d’Alf Zwuod aîné, qui avait assassiné le savant.
Imris, elle aussi, comprit que les Algénibiens se fourvoyaient.
– Et si je refuse ? demanda-t-elle. Le petit homme eut un geste évasif :
– Votre Majesté le regrettera. Nous nous servons très imparfaitement de l’engin à particule zéro. Du moins avons-nous pu l’utiliser pour provoquer une modification du relief d’Aardoo en vieillissant une zone rocheuse de quelques millénaires, ce qui a permis votre capture. On peut régler cet appareil avec quelques tâtonnements et faire avancer dans le temps une personne humaine… comme vous, Majesté. Reine vénérable, vous avez demandé à Deggor Tô de vous redonner la jeunesse et la beauté… Imaginez une femme telle que vous, maintenant jeune et jolie, soumise de nouveau aux effets du point isolé de l’Univers qui agit sur d’autres points, ceux constituant votre délicieux organisme, par exemple… Vous redeviendriez vieille, à notre gré… Ce qui serait désolant pour une aussi aimable souveraine…
– Misérable salaud ! Grogna Robin Muscat, tandis que ses compagnons laissaient échapper un murmure de dégoût et d’horreur.
– Sans préjudice, ricana L’Etx, du sort que je réserverais à vos amis. Vous avez quelques heures pour réfléchir…
Il fit un geste. Les Algénibiens entraînèrent les prisonniers, les séparant les uns des autres.
Un instant après, Bruno Coqdor, seul, désespéré, se retrouvait emprisonné dans un cachot situé sous la masse du temple, creusé à même le roc. Tous ses compagnons étaient dans la même situation que lui. Les Algénibiens triomphaient sur toute la ligne.
CHAPITRE IV
Les mains réunies, tout son jeune corps lancé comme une svelte flèche, Alf Zwuod prenait son élan et plongeait dans le torrent bouillonnant au moment où, de son poste élevé, l’Algénibien habilité à manier le redoutable appareil de Deggor Tô l’avait annihilé en projetant sur lui les points d’Univers, comme un faisceau mortel.
Et il n’y avait plus eu d’Alf Zwuod. Il avait été projeté bien au-delà du temps normal d’existence que le destin lui avait accordé.
Seulement, presque dans le même instant, satisfait de la disparition de celui qui avait refusé de se rendre avec les autres, le technicien, connaissant trop les terribles effets du chronon captif, ramenait en arrière l’aiguille indicatrice qui provoquait la libération des particules zéro.
Tout à leur victoire, et soucieux de s’emparer sans tarder des astronautes figés par le rayon paralysant, les Algénibiens ne s’étaient pas rendu compte du fait qu’Alf Zwuod avait été supprimé et ramené presque immédiatement dans le temps présent, par le retour de l’aiguille sur le chiffre initial.
Si bien que l’adolescent avait cru recevoir un choc. Pendant un bref moment, équivalant peut-être à trois secondes au plus, il avait été hors du monde.
Et le rayon, en refluant, le touchait encore au moment où il eût dû, normalement, s’abîmer dans les flots.
Alf Zwuod naquit donc de nouveau, à l’issue du plongeon qu’il était en train d’exécuter. Il se retrouva, sans transition, dans les vagues écumeuses que formaient les eaux du lac croulant de la montagne et, avant d’avoir réalisé qu’il était de nouveau muni d’un corps de chair, se sentit entraîné vers la jungle.
Il ne pouvait encore nager et faillit bien se noyer. Seul l’instinct de conservation le sauva quand il se sentit couler. Une brasse vigoureuse le ramena à la surface. Il émergea, sous les frondaisons immenses et, se cramponnant à une basse branche, il reprit haleine.
Il sortait de la mort et son esprit déjà perturbé par son extraordinaire rajeunissement eut grand-peine à lui faire comprendre ce qui venait de se passer.
Mais ce qu’il voyait lui rendait l’esprit.
Il assista à la capture de ses amis. Il vit s’envoler et disparaître la soucoupe. Alf Zwuod comprit qu’il demeurait seul, presque nu, sur cette planète ignorée, et que Coqdor et tous ses compagnons étaient aux mains des forbans de la galaxie.
Il se hissa sur une branche feuillue, demeura quelques instants prostré. Il voulait comprendre, il fouillait dans son cerveau. Petit à petit, il reconstitua à peu près la vérité.
Il avait échappé à cet étrange mode de mort. Maintenant, il pouvait rendre grâces au maître du Cosmos.
Seulement, la situation était tragique.
Alf était en tenue légère, ne portant que le pantalon de sa combinaison d’escale. Seul, son poignard demeurait à sa ceinture et il en pressa la garde avec satisfaction. C’était peu. C’était beaucoup.
Il balança sur ce qu’il y avait lieu de faire. Retourner au Faucon et demander l’intervention de l’équipage (d’ailleurs amputé provisoirement de Wolf et définitivement du pauvre Laplanche auquel nul reflux de la projection de points n’avait rendu la vie) ou aller immédiatement au secours de ses amis ?
Le jeune Alf était tenaillé par l’idée d’expier ses fautes du futur. Il se décida. D’après Coqdor, le repaire des Algénibiens n’était pas très éloigné. Il se décida à y aller, un peu au hasard, en se basant sur les révélations médiumniques du chevalier de la Terre.
Il ne pouvait progresser au sol ; l’eau roulait toujours et formait surface à plusieurs mètres. Alf tourna délibérément le dos à la montagne et s’enfonça dans la jungle inondée.
Il vit fuir les singes-pingouins, grouiller les serpents multiples ; il entendit les barrissements désespérés des monstres cornus que l’eau submergeait. Leste et fort, Alf passa de branche en branche, se cramponnant aux lianes, aux fleurs géantes, dominant les eaux qui battaient le tronc des arbres immenses. On pouvait cheminer ainsi pendant des lieues et il songea à grimper à un sommet pour essayer de se repérer, d’apercevoir le temple signalé par Coqdor.
Des sifflements bizarres se firent entendre et son cœur battit. Il ne pouvait croire reconnaître cette voix aimable, et cependant il ne pensait pas qu’il y eût à travers le Cosmos, une autre race qui possédât pareil timbre.
– Un pstôr… Serait-ce…?
Il fallait aller vers un grand arbre aux feuilles bleues, très larges et très denses. Alf saisit une liane, se lança, survola littéralement dix mètres d’eau où grouillaient des animaux inconnus en train de se noyer, atteignit l’arbre bleu et se glissa dans le feuillage.
Un instant après, Alf subissait les effusions de Râx qui, selon son habitude, lui léchait le nez avec fureur. L’effet du rayon paralysant une fois passé, il avait repris sa souplesse naturelle et avait abordé sur l’arbre au feuillage bleu.
Suivi du pstôr, Alf repartit. Mais la progression n’était pas très commode et on perdait du temps. Baissant les yeux vers le sol recouvert de plusieurs mètres d’eau, Alf vit quelque chose et conçut une idée.
Un peu plus tard, Alf et Râx cheminaient dans un bien singulier équipage.
L’adolescent avait repéré d’énormes corps flottants, cadavres des bêtes d’Aardoo que l’inondation avait surprises. Avec une branche, il avait halé près d’un arbre lui servant de refuge le corps déjà gonflé d’une sorte de caïman de plusieurs mètres de long. C’était en fait un mammifère, recouvert d’écailles, évoquant les pangolins de la vieille Terre. Domptant sa répulsion, Alf s’y installa à califourchon, employa la branche comme gaffe et poussa son esquif, Râx ayant pris place auprès de lui.
Il parcourut ainsi plusieurs miles, gagnant un temps considérable. Au crépuscule, il se décida à escalader un grand végétal, alors qu’il parvenait au bord de la cuvette où croissait la forêt. Une berge naturelle s’était formée. Flanqué du pstôr qu’il empêchait de s’envoler, Alf, de là-haut, finit par découvrir la masse du temple... Son cœur battit. Ses amis étaient là.
Et les Algénibiens. Et aussi l’appareil de Deggor Tô.
Maintenant, il pouvait progresser sur le terrain normal. Il mangea quelques fruits sauvages, leur trouva un goût acre et les fit partager à Râx qui les mangea avec une certaine répugnance.
– Nous n’avons pas le choix, mon vieux Râx !
À la nuit complète, l’adolescent et le petit monstre arrivaient au repaire algénibien.
Alf repéra la soucoupe garée entre des pans de mur à demi effondrés. Il s’approcha et, naturellement, pensa aux sentinelles possibles.
Il siffla Râx, le prit sur l’épaule. Le pstôr pesait lourd, mais Alf avait son idée. Coqdor lui avait appris à mener Râx, combattant redoutable.
Il fut repéré ainsi qu’il l’avait prévu. Il y avait un gardien près de la soucoupe et ce gardien le détectait avec un appareil du type radar qui lui montrait l’étrange silhouette formée par le jeune homme qui paraissait coiffé de la gigantesque chauve-souris.
L’Algénibien parla, dans un micro :
– Avancez ! Jetez vos armes si vous en avez !
Alf avança. Un projecteur naquit et l’aveugla, Il se montra, dans sa demi nudité, les bras ouverts pour indiquer qu’il était désarmé, ayant eu soin de faire disparaître le poignard dans sa poche.
Il priait le dieu du Cosmos que la sentinelle fût seule, ce qui était le cas.
Il avança. La voix ordonna :
– Halte ! Ne bougez plus, sinon…! Et débarrassez-vous de cette bête.
Alf leva la main, saisit Râx sous le cou ainsi que Coqdor lui avait enseigné à le faire. Et, d’un geste brusque, sifflant sur le mode furieux il projeta littéralement Râx vers le projecteur.
Le pstôr, merveilleusement dressé par Coqdor qui l’avait dominé de son esprit fulgurant, savait ce qu’on attendait de lui. Il s’abattit sur l’homme qui maniait le projecteur et attaqua.
Ce fut si rapide que l’Algénibien ne put réagir. Bien qu’aveuglé par le projecteur, Alf courait à son tour, découvrait, derrière le point lumineux, le guetteur qui se débattait au sol, terrassé par le bouledogue ailé lequel lui avait planté ses crocs dans la gorge.
Alf avait appris de Coqdor à respecter la vie humaine. Mais il arrivait trop tard. Râx avait accompli son œuvre de mort.
Rapidement, il regarda les appareils. Un petit écran permettait de montrer, en pleine nuit, sans doute par une application inconnue des infrarouges, tout ce qui se passait devant le temple. Il y avait d’autres engins dont Alf ne put comprendre l’utilité. Il craignit d’avoir été signalé automatiquement aux autres Algénibiens et pensa qu’il fallait agir vite.
Mais rien ne se produisit dans l’immédiat et, toujours avec le pstôr, il se glissa dans l’antique construction.
Râx l’aidait, étant nyctalope, Il put ainsi s’enfoncer sous les murs.
De nombreuses failles favorisaient son entreprise. Il allait à l’aveuglette, mais Râx qu’il tenait par le cou, marchant courbé près du pstôr, le guidait.
L’instinct très sûr du petit monstre lui permettait d’éviter l’approche des humains. Alf, ainsi mené, parcourut plusieurs centaines de mètres dans des couloirs quasi souterrains, à travers des galeries à demi effondrées. Il franchit des pièces ancestrales soutenues par des colonnettes boiteuses, traversa des cryptes, contourna des paliers.
Ses yeux s’habituaient à l’obscurité et Râx avançait toujours.
Mais, alors que Râx stoppait soudain, en arrêt comme un bon chien, Alf distingua une vague clarté dont la source, inévitablement, était d’origine électrique.
Il redoubla de prudence, avançant en rasant les murailles lépreuses. Bientôt, un murmure de voix, qui allait s’enflant au fur et à mesure que le garçon et le pstôr progressaient, lui fit penser qu’une certaine assemblée devait se tenir dans les ruines.
Il se mit à plat ventre et rampa, obligeant Râx à n’avancer lui-même que dans la position aplatie.
Ils parcoururent encore quelques mètres et, glissant derrière un énorme pilier qui devait être un des soutènements majeurs de l’édifice, il découvrit un spectacle qui le fit tressaillir, tandis que Râx avait un mouvement pour s’élancer.
Alf le retint à temps et l’astreignit à demeurer blotti près de lui.
Il voyait.
Une vaste salle s’étendait sous le temple. De nombreuses colonnades en partie détruites s’alignaient et d’énormes lézardes s’ouvraient directement sur la nuit d’Aardoo.
Mais la vague clarté des lunes eût été bien insuffisante à éclairer cet antre. Les Algénibiens y avaient installé des fanaux dont la lueur laiteuse jetait sur les pierres couleur de sang coagulé des reflets blêmes, créant une ambiance assez sinistre.
Il semblait y avoir une foule immense dans la salle mais, en regardant mieux, Alf, que l’émotion gagnait, constata que le nombre des personnages présents était assez réduit. Seulement, de grandes surfaces planes demeuraient, installées autrefois par ceux qui avaient construit le temple. Ces miroirs primitifs, faits de pierres inconnues soigneusement polies et maintenant un peu ternes, reflétaient les présents et donnaient une impression de foule.
Alf vit plusieurs Algénibiens. Le commodore L’Etx et ses sbires semblaient préparer une cérémonie, mais ce qui attira l’attention de l’adolescent, ce fut un objet qu’on apportait avec précautions, enveloppé dans une sorte de toile métallique qui lui rappela quelque chose.
Serrant les poings, il murmura :
– L’engin ! L’engin de Deggor Tô !
Cependant, certains personnages, accotés aux colonnes, demeuraient immobiles. Alf se démasqua un peu et tendit le cou. Son cœur se serra.
Ligotés aux piliers, il reconnaissait Coqdor, Robin Muscat, le docteur Stewe, Jmao et le matelot Wolf. Tous, visages tirés, étaient abattus de fatigue et d’angoisse, comme promis à quelque supplice épouvantable.
Alf sentit des larmes monter à ses yeux. Que pouvait-il faire ? Il était seul, presque nu, n’ayant d’autre arme qu’un misérable poignard. Certes, il avait Râx avec lui, mais il y avait une bonne dizaine d’Algénibiens. Et les astronautes étaient immobilisés.
Toutefois, on sentait que quelque chose se préparait, dans la lugubre lueur des projecteurs. Le moindre geste des présents était multiplié cent fois dans les étranges miroirs de pierre polie. Et tout cela créait une ambiance fantastique, une vision semblant issue d’un paysage de cauchemar.
Alf pensait sans cesse à la sentinelle victime de Râx. D’un instant à l’autre, on pouvait s’apercevoir du drame. On le chercherait et il aurait grand-peine à échapper. Alors, tout espoir serait perdu puisque lui seul demeurait libre et représentait la seule chance de l’expédition.
L’Etx donnait des ordres en algénibien, que le jeune homme ignorait. Il ne comprit donc le sens de tous ces préparatifs qu’à l’apparition d’Imris, que deux hommes encadraient.
La reine de Pyr ne se départait pas de sa dignité habituelle. Son beau visage clair demeurait hautain et ses grands yeux pâles laissaient errer sur ses geôliers un regard méprisant.
Alf, épouvanté, vit qu’on amenait la reine face à un des hauts miroirs et qu’on la ligotait à son tour contre un pilier.
L’Etx fit un signe. On amena l’objet qu’on posa sur une des tables tubulaires qui faisaient partie du matériel de la base. Et le commodore lui-même enleva la toile métallique. L’appareil de Deggor Tô apparut.
– Reine, dit L’Etx, vous reconnaissez cet engin. Vous n’en ignorez pas les effets. Je vous rappelle que nous n’agissons que de façon très légitime et que les lois galactiques ne peuvent nous condamner, puisque cette invention est l’œuvre d’un de nos coplanétriotes. Je vous redis ce que nous attendons de vous. Pour nous éviter une expédition périlleuse et nocive contre votre planète, donnez à vos sujets l’ordre de nous livrer celui qui a réussi à isoler la particule zéro.
Cette fois, L’Etx parlait en code spalax, langage connu dans toutes les sphères cultivées de la galaxie. Et ses paroles trouvaient de sombres échos dans l’âme juvénile d’Alf Zwuod.
Livrer Deggor Tô… Il cherchait, cherchait dans ses souvenirs de l’avenir. Deggor Tô n’était-il pas mort ? N’avait-il pas été assassiné, comme l’avait affirmé Imris elle-même ?
Et le coupable, c’était…
Alf Zwuod mordit et rongea la chair de ses poignets pour étouffer les cris d’horreur qui jaillissaient de son être.
La reine de Pyr l’avait accusé, lui. Lui sous sa forme adulte, un autre Alf Zwuod bien différent, mais dont le spectre futur l’épouvantait.
– J’ai tué ! J’ai tué Deggor Tô !…
Quel vertige naissait dans le cœur d’Alf Zwuod ? Mais il suivait le déroulement de la scène. L’Etx, impitoyable, menaçait la reine de la ramener à la vieillesse, c’est-à-dire à son âge normal. Et Imris, noblement, refusait de livrer le proscrit réfugié sur sa planète tout en se gardant de dire la vérité sur sa disparition, profitant jusqu’au bout de l’erreur des Algénibiens qui croyaient le savant encore vivant.
Coqdor, Muscat et les autres cherchèrent à intervenir. L’Etx menaça de les faire bâillonner. Écœurés, ils se turent.
Imris tourna la tête vers ses amis captifs.
– Merci à tous, dit-elle. Ces monstres n’ont pas d’âme humaine. Que la vengeance de Dieu soit sur eux !
– Trêve de paroles, Madame ! rugit L’Etx. Oui ou non, donnerez-vous l’ordre de livrer Deggor Tô ? Remarquez que votre sacrifice, pour généreux qu’il paraisse est inutile. Si vous refusez, nous saurons bien attaquer Pyr et reconquérir le savant dont les connaissances nous sont indispensables. Mais ce ne sera pas sans heurts, et vous serez responsable de ce qui arrivera à vos sujets.
Imris ne répondit que par un silence dédaigneux. L’Etx lui montra l’appareil.
– Nous le connaissons mal et son fonctionnement est fertile en dangers. Mais nous savons, au moins, le régler de façon à faire vieillir une jolie femme de plusieurs décennies…
L’attitude d’Imris l’exaspérait. Il s’approcha de l’appareil, posa le doigt sur l’aiguille régulatrice.
– Regardez-vous dans ce miroir, souveraine de Pyr ! Grâce à Deggor Tô, vous avez retrouvé jeunesse et beauté. Je puis vous les enlever d’une pression sur cette aiguille…
– Tuez-moi donc, dit la courageuse reine. Appuyez un peu plus, commodore L’Etx. Et j’irai dans la mort.
– Que non pas ! Je me contenterai de vous donner trente ans de plus. Un âge où vous devez être encore vivante, et où vous pourrez méditer sur une jeunesse deux fois perdue. Levez les yeux ! Suivez votre reflet, il vous en dira plus que moi-même. Oh ! cela se fera par paliers…
Une fois encore, les astronautes protestèrent et Alf souffrait mille morts.
Il se cramponnait à Râx qui avait reconnu Coqdor et frémissait, brûlant de le rejoindre.
Il était face au miroir de pierre, se trouvant placé très loin derrière le pilier où on avait attaché la reine de Pyr.
Il la voyait dans la pierre polie, raidie dans sa volonté de refus. Le commodore grinça :
– Voici un avertissement. Dix ans !…
Dans le miroir Alf vit spontanément se flétrir le visage de la reine Imris. Une bonne quarantaine, maintenant. Deux rides creusaient ses joues marquant une femme encore belle.
L’Etx lui demanda si cela suffisait et n’obtint aucune réponse.
– Dix ans de plus ! Rugit-il en appuyant sur le régulateur.
Les Algénibiens se taisaient. Peut-être certains réprouvaient-ils la barbarie de leur chef. Un silence mortel régnait dans la crypte et on n’entendait que la respiration de tous les humains présents.
Imris avait cinquante ans, maintenant. Ses cheveux grisonnaient et la lassitude et les chagrins la marquaient. Sa taille svelte s’était empâtée, ses lignes pures n’étaient qu’un souvenir. On voyait que la souveraine avait lutté contre l’âge mais elle n’était plus que le fantôme de la splendide créature de l’instant précédent.
Elle se taisait et on ne voyait que ses grands yeux pâles, ouverts d’horreur face au miroir où la pierre polie lui montrait les effets de cette torture inconnue.
– Une dernière fois, je vous adjure de répondre ! aboya L’Etx.
Et, n’obtenant aucun résultat, il pressa pour la troisième fois l’aiguille du régulateur.
Sous son bâillon, Jmao sanglotait. Il revoyait la reine qu’il avait connue, Imris sexagénaire, fatiguée, affreusement ridée tout à coup, la femme sur laquelle pesait le veuvage, la stérilité, la charge d’un pouvoir planétaire trop lourd. Toute blanche maintenant, on voyait qu’elle avait renoncé aux artifices et que cette Imris (l’Imris naturelle) était de celles qui se préparent à devenir une très vieille dame.
L’Etx eut un geste de rage.
– C’est fini ! Vous voilà vieille, Madame. Le beau rêve de la jeunesse retrouvée n’est plus. Je n’irai pas plus avant, ce serait dépasser votre âge initial et peut-être vous projeter dans le néant, ce qui n’est pas mon dessein. Vous avez défié Algénib. Vous avez perdu !
Il donna des ordres dans sa langue natale. On délia la vieille Imris et on l’emporta, évanouie. Puis les Algénibiens procédèrent de même avec les astronautes qui furent emmenés vers leurs cachots sous bonne garde. Jmao tenta un effort mais on l’assomma.
L’Etx demeura seul avec l’engin de Deggor Tô.
Il rageait. C’était lui, il le sentait bien, qui avait perdu. Il s’était conduit comme un barbare sans résultat, et l’effarant supplice n’avait pas eu raison de l’altière Imris.
Il marcha un instant de long en large et sa silhouette courtaude était reproduite à l’infini par les pierres polies.
Enfin il se décida à revenir vers l’appareil, bloqua le régulateur et se mit en devoir de l’envelopper de nouveau dans la toile de métal.
Il ne voyait pas ce qui se préparait, dans l’ombre, près de lui.
Alf se dégagea un peu du pilier qui le masquait. Il se releva, attira Râx jusque sur son épaule. D’une main, il le saisit par le cou, selon l’enseignement du chevalier Coqdor. De l’autre main, il tira son poignard de sa ceinture.
Et, sifflant soudain sur un mode bref et violent, d’une lancée irrésistible, il lança le pstôr sur l’Algénibien…
CHAPITRE V
Coqdor avait connu bien des travers au cours de ses aventures interstellaires. Mais jamais sans doute il n’avait subi pareille prostration.
Dès son incarcération par les Algénibiens, il avait traversé un véritable moment de dépression et la fièvre l’avait saisi. Coqdor flanchait, ce qui ne lui arrivait pas fréquemment. Non parce qu’il avait essuyé un échec mais en raison du chagrin qui le tenaillait.
En effet, il avait d’abord vu son pstôr fidèle atteint par le rayon verdâtre des Algénibiens, et il le croyait noyé. Ensuite, devant lui, l’audacieux Alf Zwuod avait été supprimé du monde vivant en cours de plongeon et projeté sans doute au-delà de la mort.
Longtemps, Coqdor, abattu, avait songé à cela. Il n’avait reçu d’autre visite que celle d’un Algénibien, flanqué d’un de ses camarades armé jusqu’aux dents, qui lui apportait son repas — des pilules ultravitaminées utilisées dans toute la galaxie — avec un peu d’eau et des fruits de conserve.
Seul, il mangea, réfléchit, résolut de lutter. Une bataille était perdue, mais l’avenir ne devait pas permettre la victoire des hommes d’Algénib.
Certes, Deggor Tô ne pourrait plus apporter ses lumières, mais d’autres savants, à l’instar de Stewe, pouvaient percer le secret de la particule zéro et construire d’autres appareils capables d’asservir le Cosmos.
Coqdor songeait à tenter une expérience de voyance quand ses geôliers vinrent l’extirper du cachot, un trou creusé dans le roc et bloqué par une porte qui n’était qu’une pierre polie coulissant grossièrement dans des rainures et qu’on ne pouvait songer à forcer.
Ainsi, le chevalier, réduit à l’impuissance avec ses compagnons, dut-il assister au singulier supplice de la reine de Pyr avant de se retrouver, la rage au cœur, dans le réduit souterrain.
Maintenant, il était résolu malgré la fièvre qui lui battait les artères. Il fallait lutter, mettre tout en œuvre pour arracher la particule zéro aux pirates galactiques.
Coqdor mit donc ses facultés en action. Immobile, étendu sur le sol glacé, grelottant et claquant des dents, il se domina, arriva à s’arracher à ce corps brûlé de fièvre. Et son esprit s’envola.
Il sonda plusieurs esprits, un peu au hasard. Il y avait beaucoup de personnages différents dans le temple d’Aardoo et il passait de l’un à l’autre, retrouvant les cerveaux butés des orgueilleux Algénibiens, les pensées affligées de ses amis. Il connut ainsi un Robin Muscat décidé, comme lui, à la bataille, un Stewe préoccupé de connaître les secrets du chronon captif.
Il eut une peine immense en traversant la pensée d’Imris, désespérée de n’être plus qu’une vieille femme.
Et soudain, il frémit en lui-même. Il « accrochait » des esprits survoltés. Il tombait en pleine période de crise.
Brusquement intéressé, Coqdor s’acharna à sonder ces cerveaux. Il y en avait deux en fréquences nettement opposées. Un vrai duel d’esprits qui devait correspondre à un duel véritable, peut-être…
Il comprit qu’un homme d’Algénib, en lequel il finit par identifier le commodore L’Etx lui-même, se trouvait diminué, blessé et furieux. Mais réduit par un ennemi supérieur.
Quelque chose se passait donc tout près, à quelques dizaines de mètres du cachot de Coqdor.
Et qui était l’autre, l’adversaire qui avait terrassé L’Etx ?
Coqdor le chercha, le trouva, le sonda. Des pensées assez confuses lui parvinrent. Une double fréquence d’ondes-cerveaux, émanant du même être, ce qui était anormal au départ. On eût dit que deux personnalités, d’âge et d’esprit très différents, se heurtaient en un même homme.
Coqdor frissonna. Il ne savait encore si c’était de joie. Il ne voulait pas croire que ce fût possible…
Alf Zwuod ?
Il se livra alors à un travail intérieur un peu différent de l’exploration des neurones. Il chercha à fixer en un cliché fugace les traits de celui qu’il effleurait de son radar biologique.
Une satisfaction intense l’envahit quand il reconnut en effet son poulain, l’ex-chevalier félon redevenu jeune, et purifié par ce retour sur le chemin de sa vie peu édifiante. Alf vivant, Alf ressuscité… Alf qui, comble du bonheur, pensait à un auxiliaire qui devait être près de lui et qui n’était autre que Râx.
Coqdor ne comprit pas tout de suite ce qui avait pu se passer mais, élevant son âme vers le ciel, il comprit qu’en ce monde, le désespoir n’avait vraiment pas de sens. Et il plongea, avec une volupté de pensée, dans le cerveau d’Alf.
Il envahit sa juvénile personnalité, il l’aida, le guida, l’amena vers lui. Alf, quelque part dans le dédale souterrain, sentait obscurément ce guide inconnu qui s’ajoutait à son autre guide, le pstôr, auquel il avait commandé de chercher son maître, après lui avoir arraché L’Etx qu’il était en train d’égorger. Il avait maîtrisé le commodore algénibien, l’avait solidement ligoté et bâillonné sous l’étreinte du monstre ailé. Puis s’emparant de l’appareil de Deggor Tô, il s’était mis en marche.
Il fut ainsi amené vers le cachot, arriva devant la pierre coulissante qui bloquait Coqdor.
Il y voyait à peine, ne comprenait pas où il était, mais il savait qu’il rejoignait Coqdor.
Et le jeune homme, frémissant, entendit enfin la voix du chevalier qui l’appelait doucement par son nom.
– Chevalier ! Chevalier Coqdor !
Un sanglot lui coupa la parole mais l’organe autoritaire de Coqdor lui parvint, atténué par un sentiment de douceur :
– Alf ! Je sais ce que tu veux faire ! Tu peux le réaliser…
– C’est fou, ce que je pense… Mais si je réussis…
– Si tu réussis, les Algénibiens croiront que je me suis enfui, sans comprendre comment et penseront que j’ai tué la sentinelle, maîtrisé le commodore et repris l’appareil… Et je pourrai m’évader pour de bon, avec ton aide.
– Chevalier, râla Alf ; vous connaissez les dangers de l’expérience ? Si je vous tuais…
– Ma vie n’appartient qu’à Dieu ! Et il veut sans doute me laisser vivre pour accomplir ma tâche. N’as-tu pas échappé à la projection des points ? Hâte-toi ! Plaque-toi au sol et braque l’appareil sur moi. L’interstice entre la porte de pierre et le terrain est de dix centimètres au moins. Tu pourras émettre le rayon.
– Mais jusqu’à quel degré ? Je ne sais…
– Force la dose. Il faut que je disparaisse…
– Mais pour vous rendre la vie, je devrai émettre de nouveau, du même endroit précis, à condition de vous saisir jusque dans la mort par le rayonnement de la particule zéro. Si les Algénibiens s’en mêlaient ? Et ils seront en alerte d’un instant à l’autre…
– Aussi ne perds pas de temps, mon enfant ! Je suis prêt…
Alf ne réfléchit plus. Subjugué par la voix de Coqdor, il obéit, s’aplatit de façon à braquer l’engin de Deggor Tô vers le cachot. Sous la porte de pierre, il put apercevoir Coqdor dans la pénombre.
– Va ! Je te l’ordonne…
Alf Zwuod appuya sur le régulateur à fond. Dans le cachot, il constata que Coqdor avait disparu, précipité plus loin que son temps normal d’existence, mort. Du moins provisoirement annihilé par les points émanant du point captif. Ne possédant dorénavant aucune des trois dimensions, échappant au temps, la quatrième, il n’était plus.
L’adolescent racla sa gorge, saisit l’engin sous son bras, se releva et s’enfuit, entraînant cette fois le pstôr qui gémissait doucement, lui tapant sur la tête pour le faire taire.
Parmi le commando d’Algénib, l’alarme était déjà donnée.
On avait découvert la sentinelle baignant dans son sang. Le radar infrarouge fouillait les alentours sans résultat. D’autre part, on s’était enquis de L’Etx. On l’avait retrouvé blessé à la gorge, incapable de parler, dans ses liens. Affolés, les Algénibiens fouillaient le labyrinthe qui leur servait de base.
C’est ainsi qu’ils envahirent les cachots de leurs prisonniers et qu’ils constatèrent qu’il en manquait un : Bruno Coqdor.
Cette évasion était hallucinante. Le roc était impossible à percer et la porte de pierre demeurait en place. On ne pouvait supposer que le chevalier terrien eût réussi à passer en dessous, par ce petit interstice de dix centimètres.
Il arriva ce que Coqdor avait supposé et aperçu médiumniquement dans l’avenir. Si les Algénibiens enfermaient de nouveau soigneusement leurs captifs, ils abandonnèrent le cachot de Coqdor en le laissant ouvert, puisqu’il n’y avait plus personne dedans. Du moins le croyaient-ils.
Car Bruno Coqdor était là. Seulement, il était mort depuis longtemps.
La particule zéro isolée par Deggor Tô avait agi sur toutes les particules zéro constituant le corps biologique du chevalier de la Terre.
Coqdor était mort, c’est-à-dire qu’il se sentait incroyablement léger, libéré de toutes les servitudes des vivants. Il vivait, cependant, de cette vie d’éternité que chaque homme porte en lui. Il avait subi un choc, imperceptible, doux comme le contact d’une petite plume et, dans cette quiétude infinie, il s’élevait…
Il montait, il montait toujours, sans corps, sans poids, sans crainte.
Il lui semblait qu’au-dessus de lui il devait y avoir une grande lumière. Il ne la voyait pas encore. Il la pressentait. Non parce qu’il était Coqdor le voyant, Coqdor le médium, Coqdor l’exceptionnel, mais justement parce qu’il n’était plus tout cela et qu’il subissait le sort commun à ceux qui ont achevé leur circuit cosmique.
Il commençait, dans ce domaine mystérieux où il n’y avait plus ni haut ni bas — et cependant où on croyait monter toujours vers la perfection infinie — à découvrir des étoiles telles que nulle galaxie ne peut offrir d’aussi magnifiques.
Celui qui avait été Bruno Coqdor répondait à l’appel ineffable. Il avait conscience de ce qu’il était, de ce qu’il avait été. Il savait qu’il serait jugé sur ses actes, sur ses paroles, sur ses pensées les plus secrètes. Il en éprouvait un singulier mélange de joie, de terreur indicible (parce qu’il allait se trouver au sein de l’absolu qui ne saurait se tromper) et peut-être aussi d’ardente curiosité.
Les étoiles splendides, qui n’étaient pas des soleils, qui étaient des flambeaux d’éternel, le halaient vers elles. Et il s’abandonnait à leur attirance avec une volupté inconnue.
Les vicissitudes de la vie n’étaient plus. Coqdor avait dépouillé le manteau de chair qui habille les humains pendant leur séjour dans l’Univers tangible. Âme nue, il allait vers des infinis…
Coqdor se réjouissait dans la splendeur de la mort, soutenu par ses mérites, lavé de ses fautes, exalté par la présence qu’il sentait proche.
Il était prêt, ayant toute sa vie été de ceux qui osent regarder la mort en face, non comme un masque hideux de destruction et de néant, mais comme le tremplin qui projette l’homme vers son Dieu, le total.
Le reflux fut rapide et Coqdor, ramené dans son corps, prisonnier de nouveau de l’Univers, éprouva une déception telle que l’humain qu’il était redevenu chancela, accablé d’avoir à vivre de nouveau.
Il renaquit dans le cachot d’Aardoo. La porte était demeurée ouverte ainsi qu’il l’avait entrevu médiumniquement. Et Alf, plaqué à terre sur le seuil, braquait encore sur lui l’engin de Deggor Tô qu’il avait réglé de façon à saisir Coqdor invisible mais présent, à en provoquer une réagglomération des points, à le reconstituer en un mot.
Alf eut un cri de joie et se lança. Mais il fut devancé par Râx qui se jetait avec une telle poussée vers Coqdor que le solide athlète faillit en être renversé.
Ce n’était pas le moment des effusions et les deux hommes le comprirent.
– Les Algénibiens sont fous, dit Alf. Ils ne comprennent rien. Je me suis caché dans les souterrains et je suis revenu pour vous rendre la vie. Pensons à nos amis…
Si le commando, complètement désorienté, battait toutes les salles du temple et fouillait les alentours vers la forêt, on venait d’envoyer un Algénibien armé qui montait la garde dans les galeries, près d’un escalier rocheux menant aux salles où la base était installée.
Ce ne fut qu’un jeu pour Alf et Coqdor, avec l’aide de Râx, de maîtriser cet homme. On l’astreignit à faire coulisser les portes des geôles, on en arracha Robin Muscat, Stewe, Wolf, Jmao et la malheureuse reine.
Coqdor pensa tout de suite à la salle des miroirs, aux murs lézardés donnant sur la jungle. Il les entraîna de ce côté, ne comprenant rien encore à ce qui se passait. Alf, comme un trésor, emportait l’appareil qui contenait la particule zéro.
Quand les Algénibiens s’avisèrent enfin qu’ils avaient été joués, croyant que tout cela était l’œuvre de l’homme aux yeux verts qui avait réussi à passer à travers les murs de son cachot, il était déjà trop tard.
Les lunes pâlissaient. Bientôt, Sirius commencerait sa course majestueuse dans le ciel d’Aardoo.
Les astronautes évadés avaient gagné la forêt inondée. Mais le chemin était long, périlleux, avant de retrouver le Faucon.
Coqdor s’arrêta longuement sur la berge naturelle qui arrêtait le lac nouvellement formé sous les frondaisons. Il se concentra et tenta, du fond de son esprit enfiévré, d’agir sur les pensées de l’équipage de l’astronef globoïde qui les attendait dans la lande aux pierres vivantes…
CHAPITRE VI
Ils étaient fourbus, hâves, les vêtements en lambeaux et maculés de boue. L’accablante chaleur humide qui régnait dans la forêt inondée ne participait pas peu à l’état de lassitude des fugitifs. Et la présence de la vieille reine Imris n’arrangeait guère les choses.
Il y avait des heures qu’ils avaient quitté l’ancien temple, passant par les fissures de la salle où avait eu lieu le supplice de la reine. Tout à leur affolement, les Algénibiens n’avaient pas su leur interdire cette fuite et maintenant ils avaient quelque avance, s’étant enfoncés à travers la jungle d’Aardoo.
Coqdor les guidait, s’aidant de ses puissantes facultés. De surcroît, il « voyait » l’ennemi, les Algénibiens qui traquaient les astronautes, mais sondant jusqu’à l’esprit de ses adversaires, il pouvait constater que ceux-ci ne les attaqueraient qu’avec la plus grande prudence, ce qui laissait une certaine latitude pour avancer le plus vite possible.
En effet, les pirates s’étaient étonnés de l’action des prisonniers. Ils avaient trouvé leur sentinelle sans vie, constaté l’ahurissante disparition de Coqdor dans un cachot bloqué par une pierre. L’Etx n’avait pas très bien réalisé ce qui lui était arrivé, qui lui avait occasionné cette blessure. Il avait décrit le monstre par lequel il avait été attaqué, sans avoir reconnu l’homme qui le guidait. Si bien qu’on avait fini par croire que tout cela était l’œuvre de Coqdor en personne. Car, à la rigueur, on pouvait admettre que son pstôr eût échappé à la noyade et eût rejoint son maître, mais nul ne songeait à la résurrection du jeune homme réduit en points dispersés par l’action de la particule zéro.
Ces divers éléments inquiétaient les Algénibiens qui connaissaient certes Coqdor pour un homme aux facultés supranormales, mais qui étaient à mille années de lumière de se douter du retour d’Alf, retour dû uniquement à une manœuvre machinale de celui d’entre eux auquel avait été confié le maniement de l’engin de Deggor Tô. Ils n’avaient pas identifié celui qui avait aidé Coqdor à libérer les captifs. Et l’engin disparu leur donnait du souci. Ils en connaissaient les dangers et semblaient décidés à ne l’utiliser qu’à bon escient après l’avoir récupéré. Certains avaient même protesté contre l’abomination du vieillissement infligé à la reine Imris.
Coqdor réconforta ses amis épuisés qui n’avaient grignoté que quelques fruits de la forêt depuis l’évasion et n’osaient boire l’eau fangeuse provenant de la montagne éventrée par dix mille ans d’âge spontanés et qui commençait à stagner sous les arbres qui leur servaient de perchoirs,
Car ils progressaient ainsi, n’ayant pas trouvé, comme Alf à son arrivée, un cadavre monstrueux en guise de pirogue.
On avançait lentement, au prix de mille difficultés. Les hommes tenaient bon et Imris, accablée, usée luttait avec un courage qui les remplissait d’admiration.
Nul n’osait lui adresser la parole qu’avec le plus profond respect et tous étaient torturés par la vision de ce visage ridé et flétri, sous ces cheveux tout blancs qui ne rappelaient que de fort loin l’extraordinaire beauté de celle qui était venue jusqu’à la Terre pour reprendre le chronon volé.
Bien entendu, personne ne faisait la moindre allusion à ce qu’elle avait souffert et, surtout, à ce que serait sa vie dans l’avenir, à moins, évidemment, qu’on ne réussît une fois de plus à la soumettre au rayonnement des points asservis par la science du proscrit d’Algénib.
Jmao ne la quittait pas d’une semelle. Il l’aidait à progresser sur les hautes branches, la prenait dans ses bras aux passages difficiles, la soutenait sur son dos pour lui faciliter certains grands pas, d’un arbre à l’autre, ou lui faisait un pont vivant de son corps cramponné entre deux branches.
Les autres, avec autant d’adresse que de respect, aidaient le Sirien et entouraient la reine de mille prévenances. Alf n’était naturellement pas le dernier dans ce délicat travail.
Ainsi, menés par Coqdor, ils avancèrent tout le jour, dans l’ambiance étrange de la jungle humidifiée par l’inondation et couvée par le formidable rayonnement de Sirius qu’on entrevoyait à travers les plus hautes frondaisons.
Ils ruisselaient, ils avaient la fièvre. L’ambiance était malsaine et à plusieurs reprises, avec des bâtons hâtivement fabriqués de branchages, ils repoussèrent des hordes de félins squameux, de singes-phoques qui se jetaient sur eux en rugissant ou en piaillant et, deux ou trois fois, avec un frisson, ils écrasèrent des serpents multiples, dont les corps soudés grouillaient devant leurs pas.
Les fleurs immenses, abondantes, demeuraient splendides mais on eût dit qu’elles sécrétaient des sucs empoisonnés qui laissaient dans l’atmosphère lourde des senteurs mortelles. Plus d’un suffoqua près de ces étranges floraisons et on dut, deux fois, pratiquer la respiration artificielle sur Jmao et sur Robin Muscat lui-même.
Le policier interplanétaire pestait contre les Algénibiens, jurait qu’il déchaînerait contre eux l’Interplan, la police intermondes tout entière. Son ami Stewe, qu’il taquinait si souvent en d’autres temps, lui faisait remarquer en ricanant qu’il était difficile de faire appel à police secours, alors qu’on était dans cette jungle inconnue d’une planète ignorée, satellite très lointain du géant Sirius, lui-même pilier flamboyant d’un système fort apparent dans l’Univers, mais qui était mal connu des autres peuples de la galaxie.
Coqdor, gardant son humeur sereine, les mettait d’accord en souriant. On rejoindrait le Faucon, on lancerait des appels radio. À défaut de l’Interplan, on trouverait au moins des alliés sur Pyr, à moins d’une année de lumière. Cette planète mettrait tout en œuvre au service de sa reine et de la mission qu’elle n’avait pas hésité à entreprendre en personne.
Coqdor, de temps en temps, faisait une petite halte. Il ne pouvait se concentrer en marchant. Quelquefois, debout sur une branche, maintenu soit par les branchages, soit par Alf qui le soutenait, il s’immobilisait et devenait un radioradar vivant.
Ainsi, il pouvait suivre approximativement les Algénibiens, qui n’avaient encore envoyé que quelques-uns des leurs dans la forêt, pensant à juste titre que les astronautes avaient fui de ce côté. Mais ces hommes, encore trop éloignés du petit groupe des fugitifs, n’avaient pu utiliser utilement leur appareil à infrarouges pour les détecter. L’homme aux yeux verts pensait qu’ils allaient repartir avec la soucoupe, abandonnant la base, et cela l’inquiéta.
Il en parla à Muscat et aux autres. Tous furent angoissés. Si les Algénibiens renonçaient à les poursuivre, qu’allaient-ils faire en quittant Aardoo ? Rejoindre le lointain Algénib sans l’engin, ou poursuivre leur dessein de récupérer Deggor Tô qu’ils croyaient vivant ? Dans ce cas ils cingleraient vers Pyr. On pourrait alors essayer de nouveau de les combattre car ils chercheraient aussi à rejoindre les fugitifs pour ravir l’appareil.
– Je serais surpris, dit Muscat, qu’ils partent sans savoir ce que nous sommes devenus, en renonçant à l’appareil. Ils doivent supposer que nous avons un astronef ici et que nous ne sommes pas arrivés par translation spontanée depuis la Terre. Ils chercheront le Faucon pour le détruire et reconquérir l’engin de Deggor Tô…
– Sur une planète comme Aardoo, quel travail ! dit Imris. C’est un monde assez petit, mais de là à y retrouver notre navire !…
– Ils ont sans doute des moyens techniques pour cela, remarqua Coqdor. Je vais encore essayer de contacter le capitaine du Faucon.
On leur avait enlevé tout matériel, toute arme et naturellement les radios portatives. Coqdor émit sa pensée à la recherche du Faucon, pour tenter de faire pénétrer son esprit dans celui du responsable du globoïde.
Il sua et souffla en revenant à lui. Mais il croyait avoir vaguement réussi.
– Je n’ai pu dicter mes volontés à pareille distance. Du moins ai-je senti un esprit subitement anxieux, qui recevait faiblement le message et se demandait d’où lui venait ce qu’il pouvait assimiler à une subite inspiration.
À la fin du jour, ils avaient dépassé la forêt. Ils revirent la montagne ravagée par le temps spontané émanant de l’engin de Deggor Tô et se reposèrent enfin à l’orée de la vallée des arbustes, après avoir soigneusement vérifié qu’aucune pierre vivante ne se trouvait dans les parages.
Ils dormirent à tour de rôle, deux d’entre eux veillant sans cesse. Les lunes parcoururent leur course dans le ciel sans qu’aucun incident se produisît.
La faim, la soif les tenaillaient au réveil. Ils étaient si las qu’ils avaient dormi en dépit du bruit de cataracte que faisaient maintenant les eaux du lac de montagne qui se déversaient vers la forêt par la paroi éventrée. Les guetteurs avaient aperçu quelques animaux, mais aucun ne s’était dangereusement approché du campement.
Ils repartirent.
Il fallait encore des heures de marche pour rejoindre la lande infestée de pierres vivantes où attendait l’astronef. Coqdor s’épuisait en élans mentaux vers l’équipage du globoïde. Il espérait être entendu mais le duplex ne pouvant exister télépathiquement qu’entre sujets exceptionnels, il n’obtenait pas de réponse et ne pouvait affirmer que le Faucon viendrait à leur rencontre.
Ils avaient parcouru un mile ou deux dans la vallée quand le chevalier, s’arrêtant soudain, mit les mains sur ses yeux et dressa sa haute silhouette comme une statue exposée aux rayons du disque immense de Sirius.
Alf s’arrêta près de lui et Râx qui voletait en avant revint vers son maître. Imris, qui avançait soutenue par Stewe et Jmao, se tourna vers lui, anxieuse comme les autres.
– Un danger, Chevalier ?
Coqdor leur fit signe de se taire. Ils respectèrent son silence. Ils savaient que, très las, mourant de faim comme eux tous, il était en mauvaises dispositions pour faire jouer ses facultés supranormales.
Enfin, il retira ses mains et battit des paupières, comme à chaque fois qu’il sortait de sa concentration mentale.
– La soucoupe… Je la vois… Tous les Algénibiens sont à bord, avec le commodore L’Etx, blessé, qui ne décolère pas et ne comprend pas ce qui est arrivé. Mais il semble qu’au moyen d’un appareil que je n’ai pu situer, ils aient réussi à retrouver notre piste.
Ils frémirent. Ils se trouvaient au creux de l’immense vallée où ne croissaient que les arbres nains, du moins en ce qui concernait la taille, et qui n’égaleraient les géants de la forêt que dans un siècle ou deux. Alentour, c’était les flancs rocheux, nus et désolés. Aucune anfractuosité n’apparaissait où ils eussent pu se dissimuler. D’ailleurs, ils se méfiaient des minéraux d’Aardoo, n’en connaissant que trop les terribles effets.
– Ils vont venir… Ils vont venir…, dit Coqdor. Il était stupide de notre part de croire que L’Etx et les siens quitteraient Aardoo sans tenter de reconquérir l’appareil.
Cet appareil demeurait à la garde d’Alf Zwuod. Il le tenait serré contre sa poitrine nue, toujours enveloppé dans la toile de métal. Il avait dormi en le gardant contre lui et pris son tour de garde sans l’abandonner.
Ils se concertèrent rapidement, écrasés par l’ardente lumière de Sirius qui pesait cruellement sur eux.
On ne possédait qu’une arme. Mais quelle arme…
– Avec l’engin, dit Stewe de sa voix monocorde de savant qui échappe aux émotions, nous pouvons infliger à la soucoupe, si elle nous attaque…
– Et elle va nous attaquer, souligna Muscat.
– … nous pouvons lui infliger le sort de la paroi de montagne qui a été amenée à l’effondrement dans le futur. C’est-à-dire supprimer la soucoupe purement et simplement.
– Et supprimer son équipage, dit Robin Muscat.
– Tuer au moins trente hommes, dit Coqdor. Pouvons-nous prendre une pareille responsabilité ?
Ils hésitèrent. Alf avouait regretter la mort de la sentinelle et se réjouissait, après tout, de n’avoir pas laissé Râx égorger le commodore, encore que l’Algénibien qui avait supplicié Imris ne fût pas particulièrement sympathique. Mais l’adolescent profitait des leçons humanitaires du chevalier de la Terre.
Le matelot Wolf rompit soudain le silence où chacun réfléchissait :
– Écoutez ! J’entends…
C’était incontestablement un vrombissement évoquant une soucoupe volante au sein d’une atmosphère. Ils frémirent et tous les regards s’attachèrent au petit colis de toile métallique que portait Alf Zwuod.
Avec le rayon convenablement dirigé (et Stewe s’en chargerait au besoin) on projetterait soucoupe et Algénibiens dans un futur d’où ils ne pourraient jamais revenir.
Le bruit de l’engin volant augmenta d’intensité. La soucoupe algénibienne filait à petite allure dans le ciel d’Aardoo. Dans une minute ou deux elle allait apparaître.
Il fallait prendre une décision. Et ils étaient là, presque nus, désarmés, dans cette vallée de mort, sous l’implacable Sirius, très aisément visibles à l’œil nu, et sans doute déjà détectés par les radars d’Algénib.
– Ah ! Ragea Robin Muscat ; si nous pouvions nous cacher, nous camoufler !… Coqdor jeta un cri :
– Muscat… Vous me donnez une idée. Nous camoufler… Ce serait facile si, au lieu d’être dans un désert, nous étions encore au sein de la jungle.
– Oui, mais…
– Mais ces arbres, hurla le chevalier, ces arbres ne sont pas des nains, mais en réalité de jeunes arbres. Donnons-leur cent ans de plus, et alors…
Un frisson passa sur le petit groupe. Ils avaient compris l’idée de Coqdor. Vivement, Alf tendit l’engin de Deggor Tô au docteur Stewe.
Il était temps, on voyait déjà la soucoupe qui évoluait au-dessus des montagnes, cherchait les fugitifs, piquait sur la vallée. Les Algénibiens risquaient le tout pour le tout pour récupérer l’appareil fantastique, même de se trouver pris dans son rayonnement fatal.
De là-haut, ils durent avoir une grande surprise. Ils apercevaient déjà le commando perdu, au milieu de la vallée désertique.
Mais, spontanément, un groupe d’arbres géants parut, puis un autre, un autre encore.
Stewe manœuvrait le rayon, avec ses amis groupés derrière lui. Le savant braquait le rayon de point émanant de la particule zéro sur des bosquets qui devenaient immédiatement hauts et puissants comme les séquoias de la planète patrie.
Et la soucoupe qui arrivait sur une vallée déserte survola une immense forêt s’étendant entre les deux flancs de la montagne, où les astronautes venaient de se perdre, échappant totalement à la vue.
On avait gagné du temps. Et cette jungle inédite n’était pas inondée. Avant que les Algénibiens n’aient pu détecter de nouveau l’emplacement du groupe, on aurait progressé.
Ils repartirent, apercevant parfois la soucoupe qui passait en vrombissant au-dessus d’eux, mais sans paraître les situer dans l’immensité végétale qui les engloutissait aux regards.
Ils atteignirent ainsi l’orée de la forêt, s’émerveillant d’y trouver une faune exceptionnelle où ils retrouvaient les animaux étranges de l’autre jungle, la vraie, qui avait poussé dans le temps normal.
De temps à autre, Coqdor recommençait ses émissions mentales et affirmait que le capitaine du Faucon l’entendait.
Comme ils débouchaient enfin sur la lande aux pierres vivantes, Alf jeta un cri, alerté lui-même par l’attitude de Râx.
Le pstôr avait éventé un danger. D’un fourré, ils virent sortir un énorme mammifère aux cornes formidables, de l’espèce déjà entrevue dans l’autre jungle.
Imris eut un frisson d’épouvante mais, déjà ce « super » rhinocéros n’était plus à craindre. Le docteur Stewe, qui gardait l’appareil de Deggor Tô, n’avait pas eu envers lui autant de scrupules qu’avec les Algénibiens. Il venait de lui envoyer une bordée de points lui donnant trente années de plus.
Et la reine de Pyr, souriant de sa peur, ne vit plus qu’un gigantesque squelette, blanchi et tombant déjà partiellement en poussière.
Cependant, on devait maintenant se découvrir et aucun petit arbre n’était plus susceptible de vieillir spontanément pour les dissimuler. À ce moment, ils eurent la satisfaction de voir, du côté de la plaine, un globe métallique brillant aux rayons de Sirius, qui s’élevait et piquait vers la vallée.
– Le Faucon… C’est le Faucon…
C’était l’astronef, en effet. Le capitaine avait fini par entendre les appels télépathiques de Bruno Coqdor et venait à leur rencontre.
Mais alors que le globoïde allait se poser près de la lisière et récupérer le commando, la soucoupe volante reparut et attaqua le petit navire terrien.
Le capitaine ouvrit le feu. Pendant un moment Imris, Coqdor et leurs amis assistèrent à ce duel. Stewe prononça :
– Notre devoir est de leur venir en aide.
Il braqua l’engin vers le ciel, cherchant à viser la soucoupe. C’était difficile en raison de sa grande vitesse de manœuvre et d’autre part, il risquait d’atteindre le Faucon, qu’il importait de ne pas projeter vers le futur.
Muscat s’écria :
– Ils tentent autre chose ! Les hommes volants !
C’était vrai. Désespérant de démolir le Faucon, bien armé et, de plus, incroyablement véloce, les Algénibiens dépêchaient un commando de leurs extraordinaires nageurs de l’air.
Une demi-douzaine d’Algénibiens en armes se jetaient dans le vide et, au moyen de leur science exceptionnelle de la natation aérienne, cherchaient à arriver près du globoïde.
Stewe consulta ses compagnons du regard. Tous firent un signe d’approbation.
La mort dans l’âme, le physicien fit jouer le chronon captif de l’engin infernal. Un, deux, puis trois hommes volants disparurent précipités dans un avenir où ils avaient déjà dépassé le stade de la mort.
Les autres abandonnèrent et rejoignirent la soucoupe.
– La leçon a porté, dit Robin Muscat. Sans voir d’où émane le rayon, ils croient peut-être que nous sommes déjà à bord du Faucon, et que nous les frappons depuis l’astronef. Voyez, la soucoupe s’enfuit !
Quelques minutes plus tard, le globoïde se posait et tous se retrouvaient à bord, n’ayant à déplorer que la mort du brave Laplanche.
Mais les Algénibiens ne pouvaient abandonner ainsi. Ils reviendraient, en force cette fois, après avoir alerté leur planète. Il fallait agir rapidement.
On ne pouvait songer à regagner la Terre ou tout autre royaume civilisé plus proche sinon Pyr. Le Faucon mit le cap sur le royaume d’Imris et, par une plongée subspatiale, quitta Aardoo sans espoir de retour.
L’expédition franchit ainsi plusieurs mois de lumière en un temps record et reparut dans le ciel de Pyr.
La vieille reine, les larmes aux yeux, regardait venir la cité majeure où s’élevait son palais, qui semblait monter à sa rencontre…
CHAPITRE VII
Il faisait froid sur Pyr. C’était l’hiver et la cité était toute blanche.
Imris avait retrouvé son domaine avec joie mais son retour avait provoqué une singulière impression sur ceux de ses sujets qui l’approchaient fréquemment. Après ce mystérieux voyage, dont les vraies raisons n’avaient pas été ébruitées, on revoyait la reine telle qu’elle était un an plus tôt, avant l’étrange traitement que lui avait dispensé Deggor Tô. Mais ses grands yeux pâles demeuraient intacts.
Nul n’avait osé élever la moindre remarque. On voyait parfois la fidèle Xola avec les yeux rouges. La jeune femme pleurait beaucoup, depuis le retour d’Imris à bord du Faucon. Simplement, la reine avait dit :
– Xola… J’ai joué avec le temps et le destin. J’en suis punie et je suis redevenue ce que j’étais, ce que je n’aurais jamais dû cesser d’être…
Les astronautes avaient été dignement accueillis et, dans la quiétude du palais royal, ils se remettaient de leurs émotions sans pour cela cesser un seul instant de penser à l’avenir.
Tous les postes de sidéroradio de Pyr avaient été mis à la disposition de Robin Muscat.
L’inspecteur de l’Interplan rêvait d’établir un formidable dispatching interstellaire pour arrêter l’action des Algénibiens. Malheureusement, si les communications étaient possibles grâce à des relais établis de système en système, l’opération s’avérait difficile.
On était dans les parages de Sirius. Certes, on pouvait crier l’alarme jusqu’à la Terre et le Martervénux, en passant par le Sextant et le Centaure, Cassiopée et Bételgeuse. Mais il était impossible d’attaquer Algénib, ce qui eût demandé des flottes d’une importance fantastique, sans compter que le prétexte demeurait mince vis-à-vis des gouvernements des divers empires galactiques.
Tout au plus pouvait-on mettre les planètes en garde contre toute incursion algénibienne. D’autres terres de Sirius avaient promis, assez mollement, de venir en aide à Pyr.
Finalement, ceux qui entouraient Imris conclurent qu’ils ne pouvaient guère compter que sur eux-mêmes. Si Algénib attaquait en force, ce qui était à prévoir, il ne fallait pas oublier que l’appareil contenant la particule zéro, l’unique exemplaire de l’invention de Deggor Tô, se trouvait entre leurs mains et qu’on pourrait s’en servir en cas d’attaque.
Imris regardait à travers une vitre la neige qui tombait lentement sur la ville. Une mélancolie profonde emplissait l’âme de la courageuse souveraine. Mais elle avait décliné l’invitation de Stewe lui proposant de tenter de nouveau sur elle une cure de rajeunissement.
Frappée de la volonté du sort, Imris pensait qu’il serait plus sage de renoncer à un tel retour en arrière. Elle ne pouvait oublier qu’à l’origine elle avait commis la faute de favoriser les entreprises de Deggor Tô uniquement pour son usage personnel. Puis il y avait eu la trahison d’Alf Zwuod, se vendant à une firme commerciale dénuée de scrupules.
Bruno Coqdor était près d’elle. Souvent, Imris consultait le chevalier, très frappée non seulement de ses dons médiumniques, mais encore de la haute sagesse dont faisait preuve l’homme aux yeux verts.
Xola venait d’apporter, sur un plateau d’argent, des gobelets fumants contenant des grogs au hiilz, un délicieux alcool pyrien. La reine recevait en intimité après avoir présidé un conseil ministériel. Nul ne pénétrait dans ses appartements privés sur lesquels Jmao avait repris une farouche surveillance.
Imris se détacha de la fenêtre et du paysage blanc, revint vers le chevalier qui dégustait son grog.
– M’approuvez-vous, Chevalier Coqdor ?
– Majesté, je m’incline devant votre grandeur. Oui, je crois que nous devons accepter la destinée que le ciel nous a tracée et ne pas en fausser le sens par ces sautes de temps — avances ou retours — qui nous privent d’heures que nous devons vivre pour en exsuder toute la saveur, fût-elle remplie d’amertume.
Il fit un temps, but une gorgée et ajouta :
– Car rien ne remplace l’expérience humaine… Imris le regarda en souriant.
– Et en ce qui concerne Alf Zwuod…?
– Votre Majesté s’intéresse beaucoup à ce petit bonhomme…
– Il est vrai que je l’ai vu à l’œuvre. Plus rien de commun avec le misérable qui a assassiné Deggor Tô et cédé à la plus basse, à la plus vénale des tentations en commettant ses crimes pour vendre l’appareil à des fins grossièrement commerciales, pour établir une ligne d’astronefs passant sans transition d’un monde à l’autre sous l’action d’une projection de points.
– De ce côté, sourit Coqdor, plus d’espoir. Nous ne possédons qu’un seul appareil. Encore, en connaissons-nous mal le maniement, malgré les travaux acharnés de mon ami Stewe. La particule zéro a fait assez de mal comme ça. Pour en revenir à Alf Zwuod, je crois en effet qu’il est bon pour lui de recommencer sa vie. Jeune et bien guidé, il peut devenir un homme, un vrai, et non plus s’égarer comme il l’a fait dans son temps normal de vie.
– C’est là pour lui une chance immense, ne trouvez-vous pas, Chevalier ?
– J’aime à croire, Majesté, que cette chance demeurera unique… Imris rêva un instant, puis dit :
– Sa chance… N’est-ce pas surtout de vous avoir rencontré ? S’il avait été pris en main lors de sa première vie par un homme tel que vous, il ne se serait sûrement pas dévoyé…
– À ce propos, Madame, je ne sais si Jmao et Xola vous ont rapporté un singulier incident qui a eu lieu, hier, ici même au palais.
Imris leva vers Coqdor un regard interrogateur mais, à ce moment, une sonnerie légère tinta.
– Jmao demande à me voir, dit la reine. Que se passe-t-il ?
Jmao parut et supplia Imris de recevoir immédiatement Robin Muscat, le docteur Stewe et deux des ministres de Pyr.
– Jmao ! Tu as l’air bouleversé…
– Ah ! Majesté… Ces messieurs vous diront… Mauvaise nouvelle !
Cependant il introduisait l’inspecteur, le physicien et les deux Pyriens.
– Parlez vite, dit la reine.
– Madame, répondit Robin Muscat, ce que nous vous annonçons n’est malheureusement pas une surprise. Une escadre appartenant à votre flotte croise en ce moment à plusieurs années de lumière dans les espaces immenses du grand vide. On surveille naturellement tout ce qui pourrait venir d’Algénib, et une flotte immense est signalée qui vient probablement de cette constellation. Tout porte à croire qu’on va nous attaquer.
Imris pâlit et Coqdor se mordit les lèvres.
La reine pria ses conseillers de prendre place et écouta longuement leurs avis. Immédiatement, on prit les premières mesures de sécurité. Il fallait s’attendre à un grand combat si la flotte d’Algénib attaquait la petite planète pratiquement isolée et à laquelle on ne viendrait sans doute en aide qu’à retardement. L’histoire de la particule zéro pouvait paraître invraisemblable à travers le Cosmos et on se souciait peu d’une guerre interstellaire pour si peu de chose.
Robin Muscat et les ministres se retirèrent pour donner des ordres et préparer la planète à une vigoureuse résistance. Coqdor et Stewe demeurèrent près de la reine.
– Madame, dit Stewe, si Algénib dispose d’une flotte puissante, je me permets de vous rappeler que nous gardons l’appareil de Deggor Tô. Même en m’en servant maladroitement, je pourrai agir contre nos ennemis.
– Je vous remercie, docteur, ce sera sans doute nécessaire.
Elle eut un soupir :
– Ah ! si Deggor Tô vivait encore ! Il réglerait son appareil. Il le perfectionnerait. Il en construirait d’autres exemplaires, et nous pourrions repousser les Algénibiens dans le passé, par exemple, sans les détruire. Une barrière de force qui réduirait leur puissance et finirait par les vaincre sans effusion de sang… Coqdor écoutait avec attention.
– À ce sujet, Madame, j’en reviens à ce que nous disions avant l’alerte…
– À propos d’Alf Zwuod ? Oui ; où en étions-nous ?
Coqdor narra alors ce qui s’était passé. Stewe, Muscat et lui-même avaient visité les laboratoires naguère mis à la disposition du proscrit d’Algénib, et où, subventionné par la reine de Pyr, il avait réalisé l’appareil fantastique.
Or le jeune homme, étrangement frappé par le décor du laboratoire, avait subi une véritable crise de dépression. Depuis il demeurait prostré, et refusait de manger, se frappant la poitrine en signe de contrition, mais sans donner les raisons de cette attitude.
– Je vous connais assez, Messieurs, pour penser qu’à vous deux vous avez trouvé une explication à tout ceci, dit la reine.
– C’est vrai, Madame, reprit Stewe. Il est vraisemblable qu’Alf Zwuod a subi, une fois de plus, un de ces chocs psychiques que nous souhaitons depuis le début de son aventure et qui finiront par lui rendre la mémoire du futur. Or il s’est trouvé là sur le lieu de son crime…
– C’est vrai. N’est-ce pas au laboratoire qu’Alf Zwuod (du moins Alf adulte) a pénétré pour tuer Deggor Tô et ravir l’appareil ?
– Oui, rêva Coqdor. Et le corps de Deggor Tô a disparu. Jmao et vous-même nous avez dit qu’on a trouvé des traces de sang, c’est tout…
Il y eut un silence.
– Si Alf se souvenait de tout, il pourrait nous dire bien des choses, nota Stewe d’un ton singulier.
– Avez-vous sondé sa pensée, Chevalier ?
– Je l’ai tenté, Madame. Mais je ne sais rien de plus, et lui non plus. Il a conscience d’une terrible mauvaise action (probablement son crime) mais j’ai perçu, confusément, qu’il est désespéré de ne pas tout savoir, et cette pensée m’a accroché : si je pouvais arranger les choses…
– Hélas ! dit Imris ; on ne peut rien arranger avec la meilleure volonté du monde de réparer ses fautes. Il a tué Deggor Tô.
Coqdor leva son regard d’émeraude vers la vieille reine.
– Pardonnez-moi, Madame, mais après avoir plongé dans le cerveau d’Alf… je n’en suis plus très sûr…
Imris se leva, toute droite.
– Que voulez-vous dire ?
– Qu’Alf a vaguement l’idée d’une survie possible de Deggor Tô. Je vous avoue que j’ai toujours été très surpris du fait qu’il ait fait ainsi disparaître le corps. Je m’en suis ouvert à Robin Muscat, expert en sciences policières Son avis est formel et je lui en ai encore parlé aujourd’hui : le criminel n’avait aucune raison de supprimer le cadavre. Il a volé l’engin après avoir lutté contre un Deggor Tô qui s’est défendu, le sang maculant le laboratoire l’attestait. Mais ne l’a-t-il plutôt séquestré ou livré à ces gens qui le payaient ? Deggor Tô vivant a bien plus d’intérêt que Deggor Tô mort, du moins tant qu’il n’a pas livré tous ses secrets.
Stewe ne disait rien mais ses yeux étincelaient.
– Il faut interroger Alf, cria la reine.
– Je vous assure, Madame, qu’il ne sait rien.
Le physicien s’approcha de la fenêtre, parut s’absorber dans la contemplation de la chute de neige, se retourna soudain.
– Je connais un bon moyen de lui rendre la mémoire.
– Le ramener à son âge initial, ainsi qu’on l’en a déjà menacé sur la Terre, n’est-ce pas ? Je m’y oppose, s’écria la reine. De cet adolescent vous voulez refaire le félon, l’assassin…
– Ce ne serait que pour un temps, objecta Coqdor. Le temps de l’interroger et de lui faire dire ce qu’il est vraiment advenu de Deggor Tô…
Les choses furent brusquées. Robin Muscat et Jmao, consultés, approuvèrent cette solution. Coqdor était désolé de voir son poulain subir une pareille métamorphose mais le temps pressait. Si vraiment Deggor Tô était vivant, n’était-ce pas un devoir de lui venir en aide ? D’autant, ajoutait Jmao, pratique, que les Algénibiens menaçaient et que l’appareil entre les mains de son inventeur, donnerait sans doute les meilleurs résultats.
La reine, cette fois, se rendit. Coqdor demanda seulement qu’Alf fût amené à donner son accord, tant il redoutait de le voir se muer en cet homme infâme qui avait fait tant de mal.
Coqdor se chargea d’aller le chercher. Et Alf comparut devant la reine, qu’entouraient Robin Muscat, le docteur Stewe, Jmao et Xola.
Avec sa simplicité qui lui conférait une grande dignité, Imris parla et expliqua à l’adolescent ce qu’on attendait de lui. Tout d’abord, ainsi qu’on l’avait pressenti, Alf Zwuod parut bouleversé et supplia encore qu’on ne le remît pas dans la peau de son personnage futur, ce qui l’horrifiait.
Coqdor lui remontra doucement, mais d’une voix persuasive, qu’il allait trouver là une occasion unique de racheter ses fautes futures. Il s’agissait à la fois de venir en aide à Deggor Tô, s’il vivait encore, et ensuite de mettre peut-être un terme définitif aux agissements des Algénibiens.
Alf hésitait et son beau regard, presque celui d’un enfant, allait de l’un à l’autre de ses compagnons d’aventures. Surtout, il était attiré vers Coqdor, et vers la reine dont la bonté et la noblesse semblaient le fasciner, celle qu’il avait trahie, avec quelque vingt ans de plus.
– Nous ne te forçons pas, dit Robin Muscat. Cela dépend de toi…
Alf baissa la tête et parut réfléchir. Visiblement, il eût accepté l’impossible sans la crainte de retrouver l’abominable état d’esprit de son âge mûr.
Cependant, Jmao, qui ne perdait jamais le sens des réalités, éleva une objection :
– J’ai bien connu Alf Zwuod. Non celui-ci, mais l’autre… Sa Majesté voudra bien admettre que je ne l’aimais guère…
– C’est vrai, sourit la reine de Pyr.
– Je le connais bien, ajouta l’époux de Xola. Et toute réflexion faite, je crains que nous n’infligions à notre jeune ami une épreuve stérile. Alf Zwuod aîné est un homme dur, intraitable, buté. Il refusera de parler, de dire la vérité, à moins que…
Alf Zwuod parut ressentir le contact d’une pile de cent mille volts :
– Jmao, s’écria-t-il, j’accepte ! Et si celui que je vais devenir refuse de parler, n’hésitez pas à employer la torture. Je suis prêt.
Le petit silence qui suivit fut le témoignage d’admiration de la reine et de ceux qui l’entouraient. Et Robin Muscat souffla à Coqdor :
– Il fait des progrès, votre poulain…
Cependant, Imris objectait que c’étaient là coutumes bien barbares, et abolies depuis longtemps sur la planète de Pyr. Muscat répondit que, de toute façon, celui qu’on interrogerait, au troisième degré s’il le fallait, ce ne serait pas le charmant Alf qui les avait si bien aidés dans leur mission et qu’ils aimaient tous, mais Alf « aîné », le félon, le criminel.
Imris finit par consentir, demandant seulement qu’on essayât d’éviter le pire par tous les moyens.
Stewe fit apporter le précieux engin. Il n’y avait plus de temps à perdre, les astronefs algénibiens pouvant atteindre la planète avant un laps de temps n’excédant pas trois jours, s’ils utilisaient le subespace.
Par prudence, car on connaissait Alf « aîné », on ligota solidement Alf « cadet ». Xola lui apporta un verre de hiilz glacé, véritable stimulant. Et Stewe prit ses dispositions pour qu’Alf Zwuod soit pris, une fois encore, dans la projection de points. Le physicien commençait à se familiariser avec l’engin de Deggor Tô et pensait pouvoir ramener rapidement Alf à son âge normal.
Voyant l’objectif braqué sur lui, Alf, qui suait à grosses gouttes, râla :
– Je vous en prie… Après… vous me ramènerez à… maintenant ? Je veux rester parmi vous…
– C’est promis, dit Stewe. N’aie pas peur. Alf tourna ses beaux yeux vers le chevalier.
– Demeurez près de moi, vous qui savez ce qu’est le courage…
Coqdor lui donna une petite tape sur l’épaule. La reine s’avança et se penchant sur Alf immobilisé dans ses liens, posa un baiser sur sa joue.
– Tu seras bientôt avec nous, Alf Zwuod… Lavé de tes fautes.
Elle recula, fit un signe. Stewe appuya sur le régulateur.
Tous s’attendaient à ce qui allait se passer. Pourtant, ils frémirent les uns et les autres quand, spontanément, ils virent, à la place de l’adolescent, un homme grand et solide, se débattant dans un costume trop étroit et des liens si serrés qu’il étouffait.
Mais ce qui les frappait, ce n’était pas qu’il fût bien plus grand et plus puissant que le jeune Alf ; c’était la différence qui existait entre les deux visages.
Même masque humain, certainement. Mais avec vingt années de vie délirante. Les stigmates du vice, de la haine, du crime et de la fausseté étaient venus s’inscrire sur le tendre faciès du jeune Alf. On retrouvait un autre personnage, en lequel la reine, Jmao et Xola reconnaissaient le chevalier qui avait trahi Pyr, et Coqdor le passager de la cabine 17.
Visiblement, cet Alf-là ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il n’était plus, depuis qu’il s’était lui-même rajeuni pour échapper à la fois aux Algénibiens et aux Terriens. Maintenant, sans réaliser comment après avoir traversé sans les connaître les jours vécus sous une forme adolescente, avec un esprit bien loin de ce qu’il était devenu, il s’éveillait, sans transition, face à la reine Imris, retour incompréhensible pour lui sur la planète de ses forfaits.
Robin Muscat lui dit simplement qu’il était prisonnier, convaincu de trahison envers la reine Imris, de crime envers Deggor Tô, et de vol de l’appareil inventé par le proscrit d’Algénib.
Ils trouvèrent alors celui qu’ils redoutaient de voir. Celui qu’une vie déréglée avait fabriqué de toutes pièces sur l’être juvénile et pur qu’il avait été dans le passé. Interrogé, il nia, il se mit en colère, les couvrit d’injures puis reprenant petit à petit conscience de sa personnalité, il ironisa et finit par déclarer qu’il ne dirait plus un mot.
C’était prévu et la reine échangea un regard avec ses amis.
– Allons, dit Robin Muscat. Faites le nécessaire, Jmao…
Jmao manda des gardes et on emmena le prisonnier, suffoquant dans ses liens, grotesque dans le costume fait pour un gamin de dix-sept ans.
Stewe et Muscat accompagnaient Jmao. Coqdor demeura avec la reine.
Debout devant la fenêtre que la neige colmatait petit à petit, Imris soupira :
– Quelle expérience, Chevalier ! Avez-vous vu ce que vivre peut faire d’une âme simple et sensible ?
– Tout est question d’éducation, Madame. Et aussi de volonté personnelle. Parfois cela peut dépendre de ceux qu’on connaît, qui vous guident parce qu’ils vous aiment.
Imris passa une main ridée sur son visage marqué par l’âge.
– Chevalier… Nous jouons là avec quelque chose que le maître du Cosmos doit interdire… et je suis la première coupable.
– Non, Majesté. L’homme a plein pouvoir sur l’Univers. Le livre sacré des Terriens, la Bible, écrite pour tous les humains du Cosmos, l’affirme. Mais il faut se servir de ce pouvoir à bon escient, voilà tout…
– Vous avez sans doute raison. De rajeunissement en rajeunissement je croyais pouvoir devenir immortelle…
– Je ne vous le souhaite pas, Madame. J’ai eu l’occasion de visiter un monde où les hommes avaient trouvé l’immortalité par un autre moyen scientifique, et je vous assure que cela les rendait affreusement malheureux, et qu’ils souhaitaient la mort, qu’ils vénéraient comme une déesse (Voir : « L’étoile de Satan »).
Longtemps, ils devisèrent ainsi. Le téléphone intérieur renseignait la reine sur ce qui se passait dans les salles du bas.
– Alf Zwuod est en effet intraitable, dit-elle à Coqdor. L’inspecteur Muscat m’apprend qu’ils vont être astreints à torturer ce… cet homme.
– Ne vous troublez pas, Madame. Ce n’est pas l’enfant que vous aimez. C’est un autre…
Un peu plus tard, elle le pria d’aller lui-même aux nouvelles. Coqdor détestait et réprouvait de tels procédés. Mais il s’inclina et se rendit à la salle où Jmao avait fait conduire le prisonnier.
C’était dans les sous-sols du vieux palais des rois de Pyr. Coqdor descendit des marches de pierre et pénétra dans une crypte sombre où ne brillait d’autre lueur que celle d’une torche, ces souterrains étant abandonnés et aucune installation moderne n’y figurant.
Coqdor entra, le cœur serré. Il entendait un murmure confus, des voix menaçantes, des halètements exprimant une souffrance profonde. Rythmiquement, quelque chose claquait et, à chaque claquement, correspondait un de ces halètements douloureux.
Le chevalier vit, en face de lui, un homme, nu jusqu’à la ceinture, suspendu par les poignets à un crochet de la voûte. C’était Alf Zwuod, semblable à celui qu’il avait connu à bord de l’astronef le ramenant sur la Terre, lorsque les Algénibiens avaient forcé sa cabine.
Il ruisselait de sang et Jmao, un fouet à la main, le frappait en cadence, devant le docteur Stewe et Robin Muscat, impassibles.
La souffrance rendait le misérable plus hideux encore. Coqdor sentit le vertige l’envahir. Ainsi, c’était là son poulain… Mais dans quel état !
Le patient semblait prêt à s’évanouir. Stewe fit signe au tortionnaire d’arrêter et Robin Muscat s’approcha, saisit Alf par les cheveux, lui releva la tête.
Le visage baigné de sueur parut dans la flamme rougeoyante de la torche.
– Parlez, Alf Zwuod, ordonna l’inspecteur. Qu’avez-vous fait de Deggor Tô ?
Alf frémit et on vit le frisson parcourir son corps meurtri. Mais il tenait encore et cracha, d’une voix affaiblie :
– Tuez-moi ! Je ne sais pas ce que vous me voulez !
Stewe s’approcha à son tour. Il tenait une petite seringue à la main. Il pratiqua une piqûre dans l’épaule du supplicié qui, malgré lui, se redressa.
– Vous n’êtes pas raisonnable, dit Muscat. Nous vous revitaliserons ainsi indéfiniment et vous n’en souffrirez que davantage.
Se sentant plus fort, Alf répondit par un blasphème. Jmao éclata :
– Tu ne veux pas parler ? Prends garde ! Je vais passer du fouet à un autre genre de sport !
Il jeta son fouet, saisit la torche et avança vers le captif dont les yeux jetèrent une lueur d’épouvante.
– Traître, je te grillerai à petit feu !…
– Jmao… Non, pas cela ! S’écria Coqdor. Mais Muscat, d’un geste, arrêtait les protestations et disait :
– Coqdor, le sort du monde est entre les mains de cet homme. S’il ne parle pas, nous ne saurons peut-être pas arrêter l’invasion des Algénibiens. Et alors…
Coqdor se mordit les lèvres.
– Laissez-moi faire. Je vais tenter de sonder son cerveau.
– Inutile, dit le docteur. Vous savez bien, Coqdor, que votre pouvoir est sans valeur devant un esprit fermé, qui s’obstine contre votre volonté. Il faut qu’il parle de son plein gré.
– Et je l’y obligerai ! Rugit Jmao, déchaîné. Coqdor se détourna. Il entendait les hurlements d’Alf et il croyait que c’était son jeune ami qui souffrait ce martyre. Il ne voulait plus voir ce qui se passait.
Enfin, vaincu, Alf Zwuod parla. Il avoua qu’en effet, Deggor Tô n’était pas mort. Il l’avait enlevé, enfermé dans un bâtiment abandonné, à l’écart de la cité majeure de Pyr. Il y avait de cela des jours et peut-être le malheureux, enfermé, solitaire, avec quelques provisions, n’avait pas survécu.
Quand il sut cela, Jmao abandonna sa victime. Il quitta le palais immédiatement et, à bord d’une électrauto, se rendit à l’endroit indiqué.
Deux heures plus tard, il ramenait devant la reine un homme amaigri, épuisé, qui avait atrocement souffert de la faim et du froid.
C’était Deggor Tô, ou ce qu’il en restait ; Deggor Tô, qu’on se mit à soigner sans retard et au chevet duquel le docteur Stewe s’installa en permanence, assisté des meilleurs praticiens de la planète Pyr.
Dans la crypte tragique, Coqdor redescendit seul. On avait provisoirement laissé là le supplicié. Il n’était pas question de lui rendre sa forme première avant que Jmao n’ait vérifié l’exactitude de ses dires.
Râx, cette fois, accompagnait son maître. La présence du pstôr redonnait courage au chevalier, dont le cœur saignait de l’extrémité féroce à laquelle ils avaient tous été contraints pour arracher le secret du félon.
Coqdor s’était fait confier l’engin fantastique. Il demeura un moment à contempler Alf Zwuod, ruisselant de sang et marqué d’affreuses brûlures.
Il ne pouvait détacher ses yeux de ce visage stigmatisé par une âme pervertie, une âme qu’il fallait purifier en la ramenant de longues années en arrière, à un âge qui n’est pas loin de celui de l’innocence.
Une pitié immense s’empara de lui. Ainsi, c’était cela qu’il était advenu d’Alf Zwuod. Il importait de le sauver de lui-même.
D’un déclic, il lui fit franchir encore une fois le laps de temps qui le ramenait à l’adolescence.
Et il vit l’autre Alf Zwuod, celui qu’il connaissait, celui qu’il aimait. Torse nu, mais bien plus grêle, plus gracieux dans les mêmes liens, et encore marqué du sang qui avait coulé sur le corps d’Alf « aîné ». Mais toutes les plaies avaient disparu.
Et Alf, s’éveillant, cherchait à comprendre. Râx sautait après lui et lui léchait le nez. Coqdor le détacha et reçut dans ses bras l’enfant qui s’évanouissait…
Deux jours de Pyr après cette scène dramatique, les astronefs d’Algénib attaquaient la planète.
CHAPITRE VIII
Ce fut une défaite totale. Entre-temps, Deggor Tô, ramené à la vie et à la conscience, bien faible encore, avait parlé et transmis ses instructions au docteur Stewe. Il n’était pas besoin de construire d’autres répliques de l’engin inventé par le proscrit. Convenablement manié, l’unique appareil devait suffire.
Et il prouva, en effet, qu’il suffisait.
Les Algénibiens, décidés à s’emparer coûte que coûte de la particule zéro, instruits par leurs espions de l’indifférence du Cosmos, pensaient avoir aisément raison de la petite planète.
Mais le chronon captif était plus terrible encore que tous ne l’avaient cru. Effrayé lui-même des résultats qu’il obtenait, Stewe put, à lui seul, dompter la formidable escadre venue de l’étoile Algénib. En vain des commandos d’hommes volants, nageant en plein air, tentèrent d’investir le palais. Le rayon les réduisit à l’état de bambins et ils tombèrent, piaillant et pleurant, se débattant maladroitement. On fit ainsi d’innombrables prisonniers, tandis que les astronefs, soigneusement visés, refluaient dans le passé, atteignant parfois l’époque où ils avaient été construits, si bien qu’on vit crouler sur Pyr des engins inachevés, carcasses futures des navires de guerre rendus ainsi inutilisables. Mais là, il y eut bien des morts parmi les équipages.
Et cela dura, dura, tant que des vagues successives de croiseurs de l’espace attaquèrent Pyr. Stewe, bien dirigé par Deggor Tô, était installé au haut d’une tour de neuf cents mètres, un pylône géant d’où il avait l’étrange sensation de devenir maître du ciel, maître du monde…
L’amiral algénibien, ne régnant bientôt plus que sur une flotte inachevée, montée par des équipages de garçonnets, dut renoncer et abandonna. C’était la fin de l’entreprise contre Pyr.
Un peu plus tard, le Faucon se prépara à l’appareillage. On pouvait croire que le monde était délivré du moins de la menace d’Algénib. L’Interplan rappelait Robin Muscat, et Stewe et Coqdor devaient rejoindre la Terre avec lui.
Deggor Tô était au plus mal. Il avait terriblement souffert de sa claustration et on désespérait de le sauver. Avant de quitter la planète, le docteur Stewe, hanté par la particule zéro, retourna une dernière fois au laboratoire pour regarder l’engin fantastique. On lui dit que Deggor Tô, bien que mourant, s’était fait conduire là le matin même. Lui aussi avait sans doute voulu revoir son invention et lui dire adieu, sentant sa mort prochaine.
Rêveur, Stewe manipula une dernière fois l’appareil, que le proscrit d’Algénib lui avait appris à utiliser à son gré, sans risque d’erreur. Tout de suite, quelque chose lui parut anormal. Il avait voulu agir sur une bouture de plante amenée à cet effet et il ne la voyait pas croître spontanément, bien que le rayon de points fût braqué dessus.
Affolé, il courut au chevet de Deggor Tô. Le mourant lui dit quelques mots, puis se tut. Il ne parlerait plus, désormais.
Stewe, la tête basse, rejoignit ses amis à l’astrodrome. La vieille reine Imris avait tenu à accompagner ses amis. Jmao et Xola, eux aussi, étaient là. Et la souveraine marchait, la main sur l’épaule d’un garçon très jeune, au visage ouvert, aux grands yeux bleus.
– Alf Zwuod a sa chance, avait-elle dit. Je vais faire en sorte de former un être pur et fort. Moi qui n’ai pas d’héritier, je veux passer les années qui me restent à vivre à préparer celui qui, peut-être, s’il en est digne, me succédera sur le trône de Pyr.
– N’en doutez pas, Madame, avait répondu Coqdor. Alf Zwuod profitera de l’extraordinaire leçon qui lui a été donnée. Il sait ce que vaut une vie dissolue. Soyez sûre qu’il ne vous décevra pas.
Stewe arriva en courant. Haletant, il leur dit ce qui venait d’arriver. Et cela, peut-être, ne les surprit pas tellement.
Deggor Tô avait mesuré les effets de sa redoutable découverte. Il ne voulait pas mourir en léguant au monde un tel pouvoir. Il avait donc, une dernière fois, visité son laboratoire et d’un simple geste, selon une méthode connue de lui seul, libéré le chronon captif. La particule zéro était retournée au Grand Tout qu’est le Cosmos.
– D’autres que ceux d’Algénib, avait-il soufflé à l’oreille de Stewe, convoiteront l’appareil. Autant le rendre inutilisable…
Une dernière fois, Coqdor, Muscat et Stewe saluèrent la reine de Pyr, et Coqdor embrassa Alf Zwuod. Puis le Faucon disparut dans l’espace.
Au cours du grand voyage de retour, Coqdor surprit souvent le docteur Stewe absorbé dans des calculs sévères, des équations compliquées. Il savait ce qu’il cherchait mais il était sceptique quant au résultat. Il se contentait de passer le temps en jouant avec Râx. Mais Robin Muscat, toujours ironique à l’égard de son ami Stewe, s’amusait des efforts du physicien :
– Voilà bien les savants, disait-il. Ils sont maîtres de tant de choses dans le Cosmos, et ils ne peuvent même pas trouver le moyen d’isoler un chronon ! Un tout petit chronon… Vous voulez refaire l’engin de Deggor Tô, Stewe ? Je vais vous donner la recette. Le monde est fait de points… Prenez-en un, un seul, et vous deviendrez quelque chose comme un dieu. Le ciel, les soleils, les planètes, l’éther et nous-mêmes, tout est un conglomérat de ces particules. Enfermez-en une et vous réussirez. Un point, c’est tout…
FIN